Qui de nous savait où il allait, ce qu’il faisait, ce qui se passait toutes les fois où il n’était pas là ? Parfois quelques jours, d’autres fois plusieurs jours.
Qui de nous se doutait de l’identité de cette silhouette juvénile, tout juste sortie de l’enfance, dans les ruelles de la ville, aux périphéries de la capitale, dans les immeubles éventrés de Beyrouth, dans les sentiers épineux et caillouteux des montagnes ?
Qui de nous imaginait ce corps frêle dans son treillis, ses pieds engoncés dans des rangers, l’arme à la main, à scruter l’ennemi, à traquer le danger, à sauter sous l’effet d’une explosion et à se sentir encore vivant ?
Qui de nous pourrait lire dans ses yeux les horreurs vécues, la violence des hommes, la vision des corps déchiquetés ?
Qui de nous pourrait sentir les frémissements de son cœur, les palpitations de son pouls, les émotions suspendues à l’odeur du sang, aux corps qui sautent, aux cadavres qu’on enjambe, à son propre corps qui bondit et détale, sourd aux hurlements des bombes, aveugle aux trous qui creusent des cimetières, insensible à sa douleur, muet à la trouille qu’il faut museler ?
En regardant aujourd’hui cet homme de plus de 60 ans, à la vie apparemment classique et ordinaire, voilà comment ça s’est passé :
l’acné trahissant une adolescence en cours, très vite avortée, la mue lâchant tout juste une pomme d’Adam en formation, les poils naissants et une barbe qui pique, les yeux qui accueillent l’avenir prochain, l’insouciance et la désinvolture de n’avoir que 17 ans se figent tous, d’un coup, subitement, soudainement, pour transformer ce jeune homme rebelle et fougueux en un homme qui a vieilli trop tôt, trop vite, en un éclair.
Mais ça, c’est enfoui sous une chape où la lumière de la nuit laisser filtrer des lueurs de vie.