Lettre à propos de Vipère au poing…

Mon cher Ouamar,

A l’évocation de ton prénom, l’image de ton visage d’adolescent souriant m’apparaît instantanément. Puis vient ton rire, inextinguible et communicatif, à la lecture de “la petite Émilie », une chanson paillarde que chante le père dans le roman Vipère au poing d’Hervé Bazin.

Nous étions en classe de troisième. J’étais assis seul au premier rang de la rangée du milieu, toi derrière moi, en biais. Nous étudions le roman de Bazin avec notre professeur de français, Mme G. Elle faisait lire chacun de nous quelques pages à voix haute, s’attardant sur des passages à expliquer, du vocabulaire à préciser. Mme G était assise sur ma table, ses pieds reposant sur la chaise à côté de moi, face à toi, à moins d’un mètre de ton visage.

Nous avions déjà fait une lecture personnelle en devoir maison, le passage de la chanson avait donné lieu à de nombreux rires entre nous.

A la récréation entre les deux heures de cours, déjà nous en avions ri. Nous savions que le passage arrivait et nous pensions que Mme G. n’oserait pas demander à l’un des élèves de lire la chanson à voix haute.

Aussi quand elle te désigna toi, Ouamar, pour la lecture, tu as eu un visage tout en rondeurs:

Bouche en O, yeux grands ouverts et qui me prenaient à témoin :

  • Vous êtes sûr, Madame ? as-tu demandé hilare.
  • Bah oui, pourquoi ? a demandé la professeure, mine de rien.

C’en était fait de nos interrogations, elle savait, bien sûr, et elle n’avait absolument pas décidé d’éviter cette chanson que nous n’avions pas même imaginée dans l’un de ses cours. Sourire aux lèvres, regards appuyés, tu as commencé la lecture, te rapprochant dangereusement des paroles paillardes. Tous nous anticipions le couplet qu’il te faudrait lire, nous nous en délections déjà. Tu lis, tu lis, tu tenais le rythme, tu y étais et là…tu t’arrêtas.

  • Euh…Madame ? Je lis ça, aussi ? demandas-tu un peu gêné quand même, mais rouge et souriant.

Mme G. releva la tête de son exemplaire, te regardant par-dessus ses lunettes de lecture.

Au premier rang je voyais la lueur de son regard, je compris avant même qu’elle ne te réponde.

  • Non, Ouamar, tu ne lis pas la chanson…commença-t-elle sérieusement.

J’ai senti ton soulagement derrière moi, le monde retrouvait son équilibre, une professeur de français ne pouvait pas autoriser la lecture à voix haute d’un tel vocabulaire. Tu souriais, imaginant sans doute ce que tu allais me dire en sortant : “tu vois, ce n’était pas possible qu’elle nous fasse lire la chanson en classe !”

  • …Non, bien sûr que non, Ouamar. Je veux que tu la chantes !! exhulta Mme G.

Patatras, le monde s’écroulait.

  • Hein ?! Mais je ne connais pas l’air, Madame, as-tu plaidé.
  • Tu inventes, fais comme tu veux, dit Mme G, faussement sérieuse.
  • Ben, j’y vais alors ? as-tu demandé pour la forme.

Tu n’étais plus rouge, c’était au-delà de la palette des couleurs.

La petite Emilie

M’avait hier promis

Trois poils de son cul

Pour faire un tapis…

Tu n’as pas réussi à chanter la dernière phrase, tu n’étais plus en capacité. Ton rire ne s’arrêtait plus, entraînant non seulement toute la classe, mais aussi Mme G. Nous avons passé plus de dix minutes à rire, par vagues successives à chacune de tes tentatives ratées pour reprendre la suite de la chanson d’une manière intelligible.

...le poil est tombé,

Le tapis est foutu

La petite Emilie

N’a plus de poil au cul

Je ne sais si tu as finalement lu la fin de la chanson. Je n’ai plus que le souvenir de ton visage écarlate, ta main serrée devant ta bouche tant tu riais. Mme G passait son doigt sous ses yeux pour tenter de limiter les coulures de son maquillage, elle pleurait de rire.

Ce fût l’un des moments qui forgea la légende de notre classe de troisième. Nous avions organisé un repas au restaurant en fin d’année avec Mme G. et trois autres professeurs.

Cette réunion devint un rituel pendant quatre ou cinq années, pour finalement se tarir.

Mais à chaque fois, Mme G. évoquait ta lecture de la petite Emilie.

J’ai quitté notre banlieue, nos cités HLM voisines. J’ai perdu le fil de notre amitié, les études différentes nous ont éloignés. Je me souviens toujours des quelques mots d’arabe que tu m’avais enseignés, des senteurs parfumées qui régnaient chez toi quand ta mère nous faisait découvrir des pâtisseries maisons.

Je t’ai croisé une seule fois par hasard, nous étions à l’université tous les deux. Tu souriais toujours autant. Je t’imagine en couple et père de famille, peut-être loin de cette lecture d’un  après-midi d’hiver.

Mais je sais que si cette lettre te trouve, alors tu riras encore de ce moment de gloire.

“ Oh, et tu te souviens quand Ouamar a chanté la petite Emilie ?!” m’a demandé près de dix années plus tard Mme G, retraitée de l’éducation nationale, que j’avais rencontrée.