Molière and The Walking Dead Partie 1 : Le zombie malgré lui

L’événement ne vous a sans doute pas échappé. Nous avons célébré en grande pompe cette année le 400e anniversaire de la naissance de Jean-Baptiste Poquelin plus connu sous le nom de Molière.

En se replongeant dans l’œuvre du dramaturge, chacun peut constater à quel point les propos de l’auteur génial du Malade imaginaire ont conservé une justesse et une modernité criantes.

Mais moderne, il l’est encore plus que vous ne le pensez ! Un exemple parmi bien d’autres : vous êtes-vous jamais demandé quel pouvait être le point commun entre Molière et Daryl Dixon, l’homme des bois rustique et inculte de la série américaine The Walking dead ? Je concède qu’à première vue, cela ne saute pas aux yeux ! Le premier des deux héros est raffiné, érudit, facétieux, drôle, lorsque le second est rustre, analphabète, taiseux et colérique.

Mais en y regardant bien … vous n’avez pas une idée ?

 

Eh bien voilà : après onze saisons de la série post-apocalyptique, un seul parmi les centaines de personnages auxquels le scénariste a donné vie – oui, un seul – a survécu. Les autres ont été dévorés, déchiquetés, écrasés, démembrés, équarris, dépecés, désossés par les morts-vivants ou par leurs congénères encore vivants, en général plus dangereux que les morts eux-mêmes. Au cours des 147 épisodes, la sélection opérée par les aléas des rencontres -mauvaises cela va de soi- a été telle que Daryl Dixon est l’unique survivant de la première saison.

Mais le rapport avec Molière, me direz-vous ? J’y viens.

Il est, me semble-t-il, l’unique et le dernier survivant des grands littérateurs du Grand Siècle. Si vous en doutez, demandez donc à un lycéen le nom d’un auteur de cette période durant laquelle la littérature a connu une extraordinaire profusion de chefs-d’œuvre. En réponse viendront quelques « La Fontaine » peut-être, « Racine » ou « Corneille » oserais-je espérer. Mais assurément, c’est Molière qui demeure LE survivant du Grand Siècle.

Adieu les La Rochefoucauld, les Marquises de Sévigné, les Fénelon, les Malherbe ou les Agrippa d’Aubigné dévorés sans pitié par les morts vivants. Adieu les Oraisons de Bossuet. Adieu La Bruyère qui sut si bien décrire les travers des Hommes et de son temps.

Et au-delà des noms et de leur mémoire dont ne persistent que quelques fantômes, que reste-t-il de leurs œuvres ? Qui lit encore Phèdre ou Horace ? Qui se plonge encore dans les portraits acerbes de La Bruyère, tombés aux oubliettes et dans lesquels on reconnait pourtant tant des infirmités morales de notre siècle ? Qui s’aventure encore au-delà du Renard et du corbeau ou de la Cigale et de la fourmi sur des chemins moins empruntés, mais pourtant riches en admirables points de vue ?

 

Et il en va de même pour les « personnages » apparus dans les saisons suivantes. La mémoire des grands auteurs disparait lentement, insensiblement, mais inéluctablement. Leurs œuvres ne sont plus lues et seules persistent quelques phrases plus ou moins tirées de celles-ci, en général les plus « fleurs bleues » ou les lieux communs les plus lénifiants pour donner un vernis de culture à un mur Facebook. Le site linter@naute a d’ailleurs une liste toute faite, pour ceux qui cherchent des citations pour briller sur les réseaux sociaux sans avoir à se fatiguer à tourner les pages d’un livre ! (1)

 

La question qui me vient souvent est : de quels zombies tous ces génies de la plume ont-ils été victimes ? Comment est-on passé en cinquante ans de la génération de mes Maîtres qui récitaient de mémoire Musset ou Lamartine à celle de nos contemporains qui s’ébaudissent devant les clashs d’Hanouna ou s’abrutissent devant les Reines du shopping ?

Pourquoi donc la littérature est-elle victime d’un tel désamour ?

À bien y réfléchir, il a fallu non pas un, mais une véritable horde de zombies pour venir à bout de cet immense patrimoine littéraire. Alors, identifier ces morts-vivants est le préalable indispensable pour les éliminer patiemment, un à un et sans pitié. Et vous allez voir, la tâche est plus simple qu’elle n’y paraît car ils avancent lentement et toujours à visage découvert.

 

Le temps

Cela est certain, le temps est le premier des coupables. Il agit sur la création artistique comme un glacier sur une montagne, en l’érodant, lentement , imperceptiblement, en arrachant petit à petit, poussière par poussière sa substance au géant de granit et de schiste. On trouvera une maigre consolation en songeant que de ce limon fertile va naître dans la plaine parmi les meilleurs blés. Rien n’y fait contre le temps ! inéluctablement la montagne deviendra colline, la colline deviendra tertre, le tertre deviendra monticule.

Non décidément, on ne peut rien contre le temps et on avait bien raison de répéter au pape nouvellement intronisé Sic transit Gloria Mundi ! Le génie de l’humanité n’est rien de plus qu’une onde perdue dans l’univers.

Mais ce qui y a changé en quelques décennies, ce n’est pas la flèche du temps, c’est plutôt le rapport au temps.

Notre époque est celle de l’immédiateté, du périssable, de l’éphémère. En cuisine, Bocuse a été remplacé par McDonald’s, la cuisinière à gaz par le micro-ondes. Les plats ne mijotent plus, ils sont décongelés puis jetés dans une boîte de polystyrène pour être fast-foodés sur le pouce ! Eh bien c’est pareil en littérature, la profusion de la production de romans à bas coût, mise sous la feu des projecteurs par le marketing juteux des « rentrées littéraires » qui vendent des livres comme d’autres vendent des Nuggets de poulet, tente de combler par la quantité plus que par la qualité les appétits insatiables des lecteurs. Le commerce est florissant , car comme dans un fast-food même si la pitance n’est pas très savoureuse, elle est addictive et vite ingurgitée. Et à peine une heure plus tard, le consommateur aura à nouveau faim à et son estomac criant famine réclamera une nouvelle gamelle !

De ce phlétorisme n’émerge pas de génie qui traversera les siècles, les succès d’un jour recouvrent les cadavres des succès de la veille comme autant de pelletées de terre. Oui, le temps subjectif s’accélère. Les génies du XXe siècle, les Gide, les Mauriac, les Malraux, les Yourcenar sont déjà ensevelis moins de 100 ans après avoir écrit quelques-unes des pages parmi les plus puissantes de la littérature.

Alors dans ce nouveau millénaire qui commence, la création artistique est-elle définitivement condamnée à avoir la longévité d’une drosophile ?

Le culte de l’inculte

Il est une blessure d’enfance  qui a marqué quelques-uns d’entre nous. Si, après avoir donné à la maîtresse une bonne réponse, obtenu un bon point au pire encore une image ou un poster (voilà bien un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître), un quolibet revenait immanquablement : « intello ». À bien y réfléchir, il est quand même étonnant de penser que « intello » qui est le diminutif d’intellectuel, puisse être lancé comme l’injure suprême. Encore maintenant, j’ai du mal à comprendre ! Être traité « de débilos » ou de « crétinus » d’accord. Mais « intellectuel », en quoi cela peut-il être une avanie ?

Plusieurs décennies plus tard, ce qualificatif dégradant d’ « intello » demeure dans la bouche de nos bambins. Mais ce qui est bien plus préoccupant, c’est que cette glorification de l’inculture ait pu arriver à un tel point que l’ignare est, pour le commun, mieux perçu que l’érudit. Certains de nos politiques, inspirés par les modèles populistes du Nouveau Monde comme Bush, Trump (qui se vante de ne jamais avoir lu un livre) ou Bolsonaro trouvent profitable pour leur image de se faire passer pour ce qu’ils ne sont probablement pas : des analphabètes. On a tous en mémoire un ancien président qui multipliait à dessein les fautes de grammaire et lançait l’anathème sur La Princesse de Clèves pour faire « France d’en bas » alors qu’il avait fréquenté dans son enfance les meilleurs établissements scolaires et vécu dans les quartiers chics de Neuilly. Notons au passage que son prédécesseur avait dû, pour remplumer sa popularité, cacher du peuple sa culture réelle et éclectique comme on tait une maladie de petite vertu. Devoir pour accéder aux plus hautes fonctions avoir la culture honteuse, quelle déchéance dans le pays des lumières ! Attention, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur ceux qui sont réellement incultes, ceux qui ont comme livre de chevet Zadig et Voltaire (sic) ! Non, uniquement sur ceux qui, faisant mine de dédaigner la littérature, trop « élitiste », donnent à leurs concitoyens un exemple désastreux.

Et n’y voyez rien de politique là-dedans : les coupables sont autant du côté de la droite qui en son temps taillait des coupes dans l’enseignement de l’Histoire, pas assez rentable pour le capitalisme souverain, que de celui de la gauche qui par un égalitarisme forcené, tenta de donné le coup de grâce aux langues « mortes », jugées pas assez inclusives et qui décréta que l’enseignement devait nécessairement se niveler par le bas.

 

Tout cela est bien inquiétant ! Pour revenir au Grand Siècle, Fénelon, le précepteur du Duc de Bourgogne, donnait à son élève pour idéal l’avènement d’un monarque éclairé. Ses préceptes n’ont malheureusement pas pu être suivis par le Duc que son grand-père le Roi-Soleil a enterré comme tant d’autres ! Mais dans nos sociétés démocratiques où le peuple décide de bien des choses et exerce, on l’a vu ces dernières années avec les gilets jaunes, ses contre-pouvoirs avec vigueur et énergie et parfois peu de retenue, ce n’est plus seulement le souverain qui doit être instruit, mais la nation tout entière. Fénelon écrivait : « La patrie d’un cochon se trouve partout où il y a du gland ». La moralité dans une république est que si le citoyen ne veut pas être gouverné par le pire des gorets, il doit éviter de se comporter comme un vulgaire gland.

Croyez-moi, un peuple inculturé est un péril bien plus grand qu’un dirigeant analphabète !