Extrait de Cendrillon de trottoir. Bianca Bastiani.

PREMIER CHAPITRE DE CENDRILLON DU TROTTOIR.

1. Le crachât 

« Il y a des souffrances qui pèsent des tonnes.  

Pour ne pas que tout espoir nous abandonne,  

On joue le rôle de celui pour qui tout va bien,  

Pourvu que les autres n’en sachent rien. 

On fait au mieux pour sauver la face, 

Pour que notre entourage ignore par où l’on passe.  

On rit on danse, on fait les fous comme à Venise  

Mais quoiqu’on fasse mais quoiqu’on dise. 

Les blessures qui ne se voient pas, 

Nous font du mal bien plus que toutes les autres.  

On les enferme au fond de soi 

Mais est-ce que toute une vie on les supporte ?» 

 

FLORENT MOTHE 

Les blessures qui ne se voient pas.   

2013, Universal. 

 

JE M’APPELLE BIANCA CENDRINE BASTIANI. Bianca était le prénom de mon arrière grand-mère, mais tout le monde utilise mon deuxième prénom, Cendrine. J’ai douze ans. Je suis la risée de mon collège. Solitaire dans la cour de récréation, je rase les murs. J’évite de me faire remarquer, d’attirer le regard et les moqueries. Mais c’est peine perdue, je suis leur tête de Turc. C’est ainsi depuis la maternelle. Aujourd’hui, il pleut. Je porte des bottes en caoutchouc et un imperméable en plastique transparent ; dessous, un pull jacquard tricoté par ma mère et un pantalon en flanelle. Les  autres sont en jean, blouson, baskets à la mode.

            Je sens leurs regards dans mon dos, lourds comme une accusation. Soudain, un garçon se détache du groupe. Il me fait face en me barrant le passage, un méchant sourire ironique sur son visage. Et là, devant tout le collège, il me crache dessus, un immonde molard  qui s’étale comme une injure sur mon imperméable. Les rires fusent de toutes parts, et aussi les moqueries : «  Cendrillon ! Cendrillon ! Cendrillon porte des haillons ! » Je suis une plouc comme ils disent.
J’avance. J’ai envie de pleurer. Je retiens mes larmes. Je vais aux sanitaires. Devant les lavabos, des grandes se maquillent. J’attrape fébrilement un mouchoir en papier. Je frotte le crachat méthodiquement jusqu’à ce qu’il disparaisse. Je fonce ensuite m’enfermer dans les toilettes pour enfin pouvoir pleurer à l’abri des regards. Le crachât a disparu, mais la blessure est toujours là et pour longtemps. Un jour, ils verront… Un jour, je ne porterai plus de grosses lunettes ; j’aurai des vêtements modernes et des talons hauts. Un jour, moi aussi je me maquillerai.

            Ma journée au collège s’achève. Je rentre à la maison en vélo. Mon père travaille dans son bureau. Comme toujours, il est extrêmement occupé. Je l’entends dicter une lettre à sa secrétaire. Je monte embrasser ma mère. Elle tricote un pull pour ma petite sœur. Elle me questionne sur ma journée, en comptant ses mailles. Je ne veux pas l’inquiéter en lui racontant l’incident du crachât. Depuis le décès prématuré de mon grand frère, ma mère est suivie pour une psychose maniaco-dépressive. Elle n’est plus la même. Je ne l’entends plus jamais chanter. Quand mon père sort son accordéon pour la distraire, elle bougonne. Aujourd’hui, elle me parle du temps gris et humide. Elle se félicite d’avoir terminé mon beau pull jacquard à temps pour affronter une telle météo. Je repense aux injures : « Cendrillon porte des haillons ! » Si ma mère savait cela… Elle a mis tout son amour et passé tant d’heures à la confection de ce lainage. Son tricot la distrait quelque peu de ses idées noires. Alors, malgré ma douleur, je ne me confie pas. Je garde ma peine que j’enfouis en moi, au plus près de mon cœur, parmi tant d’autres.

Bianca Bastiani.

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