On ne vaccinera pas le grand-père cette année. JH Chevy

Retrouvez JH.Chevy dans la collection Nouvelles Pages. Un auteur et un roman à découvrir.

Le Commandeur admirait de la fenêtre l’élévation rougeoyante de l’aube sur l’étendue neigeuse. Il se retourna pour contempler d’un air satisfait son stock de bûches. Il en choisit une, et la jeta dans le feu qui ronflait nuit et jour au fil des deux saisons : l’hiver froid et l’hiver très froid.

Quelqu’un frappa à la porte. « Entrez ! » tonna-t-il d’une voix forte accordée à sa corpulence. Le garde introduisit un gamin maigre, trempé et grelottant, qui se prosterna à ses pieds en lui tendant un objet… Un livre ! Presque en bon état. Le cœur du vieux soldat se mit à battre plus fort. On trouvait parfois des trésors dans ces reliques ! Il s’en empara, s’assit dans son fauteuil de cuir au coin de la cheminée et considéra sa nouvelle acquisition. Plutôt un cahier, à la couverture déchirée, typographié avec une encre de mauvaise qualité. Caressant de la main sa longue barbe argentée, il entama la lecture.

 

Je m’appelle (illisible)… Je m’étais installé en 2006 dans ce chalet, à mi-pente de l’alpage, pour la retraite… Les ennuis ont commencé en janvier 2021, quand sévissait la Covid19 de l’époque, ancêtre de celle d’aujourd’hui. La campagne de vaccination avait démarré dans la précipitation avec les nouveaux vaccins aux ARN de synthèse, seuls disponibles au début – les autres sont arrivés plus tard, en maigres quantités.

 « On ne vaccinera pas le grand-père cette année, avait déclaré mon fils, ces vaccins sont inefficaces sur les vieux, et puis de toute façon… » il n’a pas terminé sa phrase. Ils vont mourir… Il ne l’a pas dit, mais j’ai complété moi-même. Je n’ai pas protesté. J’étais plutôt partisan des vaccins en général, mais circonspect quant à la technologie moléculaire, utilisée pour la première fois à l’époque. On manquait de recul… Par la suite, tous les gens vaccinés à l’ « ARN messager » ont développé des cancers incurables. Des vieillards affaiblis et des personnels soignants exposés à toutes sortes de maladies, piqués en priorité dans l’urgence… Personne n’a fait le rapprochement avec les nouveaux produits… Les laboratoires délivraient des formules adaptées en quelques semaines, à chaque fois qu’une mutation le justifiait. Avec la promesse que tout irait mieux la prochaine fois…

Vingt ans plus tard, la confiance dans les vaccinations était totale. Personne ne se méfiait plus ! Le variant hypercontagieux de 2039 a pris de vitesse les vaccins et les traitements conventionnels. Il s’est répandu sur toute la planète en quinze jours. Les laboratoires n’eurent tout simplement pas le temps de développer les molécules nécessaires. (illisible)… adieux sur le phone. Mon petit-fils prenait la route pour se réfugier ici… Il n’est jamais arrivé. J’ai passé plusieurs jours à hurler et à pleurer. Après j’avais la trouille de sortir, j’ai vu la suite à la télévision. Un mois d’Apocalypse ! Des milliards de morts ! L’horreur absolue. L’extinction de l’espèce !

Le commandeur leva les yeux au plafond et reprit sa respiration.

 

L’air des sommets ne fabrique ni ne transporte le moindre virus. Le nez au carreau, j’admire les courants de neiges immobiles qui s’écoulent du Mont-Blanc, espérant qu’un dernier trait de soleil pourpre me réchauffera l’âme, sinon le corps, avant la nuit. L’arrêt brutal de toute activité humaine plonge la planète dans une nouvelle ère glaciaire. (illisible)… débloquer le générateur électrique installé sous la cascade. Je descends une fois par mois au centre commercial de la vallée. Il y a là de quoi me nourrir gratuitement pendant un siècle ! Et plus personne pour partager. Le fusil ne sert que pour les loups.

Puis, dernière page, d’une écriture manuscrite faible et tremblée :

 

31 décembre 2041. J’ai quatre-vingt-quinze ans, pas d’encre pour l’imprimante ni d’électricité pour l’ordi.

Peut-être quelqu’un lira-t-il ces lignes ? Mes provisions sont épuisées, la force me manque pour aller en chercher. Mon bras est bloqué. Je ne sens plus mes doigts. Du givre sort de mes lèvres. La radio est muette. J’écris pour témoigner que c’est l’espèce humaine qui est seule responsable de sa propre perte.

 

Le commandeur avait terminé sa lecture. Il n’y avait là-dedans aucune nouvelle recette pour accommoder les haricots rouges dont il était si friand, comme le Chili antique ou les délicieux gâteaux momiji manju en forme de feuille d’érable ! Il secoua sa tignasse blanche, déçu et fâché. Certes, l’Apocalypse avait bien eu lieu au milieu du vingt-et-unième siècle. Mais nous savons que c’était la volonté du Seigneur – que son Nom sacré soit béni – et de lui seul, de punir ces hommes qui, dans leur misérable vanité, crurent pouvoir égaler Sa puissance en manipulant l’essence même de la vie !

Ce vieux grimoire n’était rien d’autre qu’une de ces théories subversives qui attribuent à l’humanité le pouvoir de s’être détruite elle-même, en quelque sorte par sa propre science. Balivernes !

 

L’usage était de récompenser ces trouvailles par une poignée de graines comestibles. Il tendit la main vers le sac de haricots. Le gamin n’avait pas bougé. Il était toujours agenouillé, et certainement affamé. Son œil brillait de convoitise par en dessous.

« Sais-tu lire ? demanda le chef de guerre d’un ton bienveillant.

— Non, Commandeur, pas du tout ! Pas une ligne !»

Bon sang, que c’était compliqué d’être commandeur en l’an de grâce 2222 ! Il fallait, certes, encourager les chercheurs qui rapportaient des témoignages de l’époque prépandémique… Mais ce gamin disait-il la vérité ? Sa réponse, en tout cas, prêtait à interprétation. « C’est quoi “lire” ?», eût été plus convaincant. À la rigueur « Pas un mot » aurait suffi à démontrer qu’il ignorait tout de la chose. Mais parler de “ ligne” semblait pour le moins suspect… Avait-il lu le cahier ?

Le garçon dévorait les fèves du regard. Le vieillard empoigna le Peacemaker dissimulé sous les haricots et lui en vida le barillet dans la tête. Avant tout : empêcher la propagation des idées hérétiques.