Un village Hmong, à midi. Le moment est parfait pour un mariage, mais la promise n’est pas prête, le fiancé non plus. Tous les jeunes portent leurs plus beaux atours. Ce sont presque des enfants encore, et ils vont jouer à la balle, une balle en cuir de buffle. À la fois joyeux et graves, déterminés, ils montent au point le plus haut du village, pour s’affronter sur un espace de terre battue.
J’étais arrivé là en suivant un jeune moine mendiant, d’une tout autre ethnie, qui avait décidé pour lui d’un autre destin que de tourner autour des sanctuaires de son peuple. Il marchait, je marchais aussi, et nos pas se sont emboités les uns dans les autres, jusqu’à arriver dans ce village. Mais il n’eut pas le droit d’entrer, jugé comme un espion possible des forces gouvernementales, pratiquant leur discrimination à large échelle, contre ces Hmong toujours stigmatisés pour leur collaboration avec les forces coloniales.
Le jeu commença : il devait durer toute l’après midi jusqu’au coucher du soleil. C’était là que culminait et s’achevait leur enfance, au dernier rayon de l’astre du jour, qu’ils ne vénéraient pas, du reste, mais qui rythmait le temps. On se lève parce que le soleil se lève ; et l’on se couche de même.
Les jeunes filles étaient rangées en face des jeunes garçons : leurs vêtements de chanvre noir, colorés de broderies aux motifs stylisés et ancestraux, rehaussaient leur beauté mais leur donnaient aussi une gravité démentie par leurs visages enfantins. Elles portaient une tradition séculaire, et leurs yeux brillaient de la fièvre de gagner. Les garçons, sûrs d’eux, ajustaient leur tir.
Le bruit régulier de balles qu’on lance formait toute la musique de cet étrange rituel où j’avais été admis. Après 5 mois de voyage, sans but précis, je ressemblais d’ailleurs à un morceau de poussière de la route, parfois chemin, qui traversait les montagnes du nord du Laos où se concentraient les hmong persécutés, du Laos, de Thaïlande.
Tsim nuj était le plus habile. Exilé de Thaïlande qu’il avait fuie après la mort de ses parents, décédés presque par accident, lors de l’attaque des paysans de Karen qui avaient détruit les infrastructures d’irrigation des hmong, il avait apporté avec lui le désir d’une revanche. Lui aussi, comme mon jeune moine, avait traversé des étendues à pied ; mais il avait été reçu. Garçon solitaire, méditant les événements terribles qui avaient frappé son jeune âge, il aimait nouer des contacts avec les rares étrangers, visiteurs, touristes, voyageurs, qui s’aventuraient jusque dans ce village de montagne et de jungle.
Ce jour là la tradition lui interdisait de s’enfermer dans son atelier, où il tissait ses rêves : des vêtements de chanvre, cultivé sans engrais, avec des teintures naturelles, pigment de plante, de pierre, qu’il pourrait commercialiser dans le monde entier. La tradition lui disait ce jour là : monte sur le terre-plein avec des compagnons d’âge, lance sans relâche. Ce n’était pas la coutume, mais l’habitude, qui avait fait de lui un rebelle dans son village, qui, pour lutter contre la famine organisée par le gouvernement laotien, soucieuse de réduire les villages supposés nourrir ce qu’il restait de combattants de la lutte américaine anticommuniste de la guerre du Vietnam, recourait le plus possible à des fertilisants à terme toxiques. Mais maintenant la pression du gouvernement s’était relâchée, et Tsim nuj avait pu entrer en communication avec de lointains cousins, qui, après avoir fui les camps de réfugiés de Thaïlande, s’étaient réfugiés pour les uns en France où ils travaillaient maintenant depuis deux générations dans les usines Michelin et pour les autres, en France encore, mais outre-mer, à cacao en Guyane.
Et c’est son cousin Touby, nommé du nom de leur héros, qui était venu jusque là, il y a trois ans, et qui a fasciné l’adolescent. Il lui a dit que l’opium n’était qu’une tradition réinventée, un produit d’appel pour les touristes venus chercher dans le sing et ses échoppes obscures une alternance à la trépidation occidentale. C’est grâce à ce cousin, qui désigne à Tsim nuj, une riche parentèle, qu’il a le droit de participer au jeu de balles. Mais ses quolibets n’en sont pas : il affirme pour la première fois sa puissance de chaman, selon les enseignements de Touby. Il raconte aux jeunes filles l’histoire de la migration de ses âmes, il raconte ce qu’il a vu des réalisations Hmong de par le monde. Il fondera une agriculture durable, et sa future épouse racontera, dans les motifs des broderies qu’ils inventeront, pour symboliser l’alliance avec la terre de ce peule errant, sans territoire. Broderies de chanvre aux pigments naturels où s’unissent le fond et la forme, en un chant d’amour.
Tsim nuj lance la balle. Marié, peut-être, il sera plus fort. Les jeunes filles lancent la balle. Au terme de jeu, chacun aura déterminé sa promise, chacune aura déterminé son fiancé, choisi selon la double habileté des quolibets qu’ils s’échangent et des balles qui doivent atteindre leur cible. Il y a des fous rires, puis la parole se relance, insolente, comme une fête des fous. Les plaisanteries succèdent aux plaisanteries, dans cet autre monde qu’est le jeu, témoignant de leur histoire et de leurs légendes. Peuple des montagnes, peuple mythique qui a, dit-on, perdu l’écriture dans la tribulation séculaire, exil depuis le sud de la Chine comme aborigènes persécutés par la majorité Han. Miao crus, installés au Laos, Hmong francophiles exilés en France, hmong urbanisés de l’Amérique pour ceux qui n’ont eu d’autre choix de survie que de partir dans les bagages de l’armée de l’oncle Sam. Peuple des villes occidentales, si seulement c’est de là qu’ils sont partis et non pas de beaucoup plus loin.
Tsim nuj veut gagner les plus belles. Dans cette société égalitaire, sans chefferie, c’est bien l’habileté au jeu de balles qui relance le hasard d’un mariage forcément exogamique. Si ce n’est que Tsim nuj, arrivé seul, comme déposé par le vent un beau matin, n’a pas réalisé les rites funéraires qui lui permettraient de revêtir l’âme vive de son aïeul. Il doit s’inventer à chaque instant, et en cela réalise la tradition individualiste que son ethnie a un peu perdue en se territorialisant dans ces montagnes où l’essartage valant destruction de la nature était la solution de survie.
Tsim nuj veut faire ce que son cousin et son clan ont fait en Guyane : réussir là où les guyanais et leurs administrations avaient échoué – fertiliser des sols acides, et le faire dans une agriculture durable. Rêver que les blue jeans à nouveau soient faits de chanvre. Le sort et l’adresse lui donneront sa première épouse, mais sa richesse lui acquerra les suivantes.
Je repars. Tsim nuj a déjà convaincu le village. De tous les territoires du monde ont accouru des âmes qui versent dans ses mains une invincible adresse. Le soleil va se coucher. On entend des cris d’animaux domestiques, et le chant des bêtes nocturnes, invisibles, va leur succéder.
Je retrouve mon moine errant, ses pieds nus. Nous marcherons cette nuit sur la route de terre. Il y a deux façons d’habiter la terre, en chasseurs cueilleurs ou en la fécondant. La destruction des ressources et la contamination de la terre, des eaux, des airs, ne sont pas un chemin pour les hommes.