Au bal masqué, par Sylvie Bizien.

Sylvie Bizien, nouvelle auteure Drôle de Pages, avec son magnifique roman  » Quatre en quatre temps », nous livre ici un texte tout autre qui devait s’insérer dans une publication récente, mais qui hélas, a souffert des affres de la censure. Vous la retrouverez très prochainement, courant novembre, pour son roman qui retrace l’itinéraire de quatre femmes peu ordinaires, sur quatre-vingts ans d’histoire.

 

1973 Le port de la ceinture devient obligatoire à bord des véhicules français. Ça n’est pas confortable, ça cisaille le cou. Qui aujourd’hui oserait dire qu’il refuse de mettre sa ceinture, que ça porte atteinte à sa liberté, quel père de famille refuserait d’attacher son enfant. J’ai vu une fois un italien portant un T-shirt avec une bande noire simulant la ceinture de sécurité. Il faut vraiment avoir un QI de poule !

1980 Le sida fait des ravages. La relation sexuelle devient meurtrière. Le port de la capote anglaise se généralise dans les rapports amoureux. Ça n’est pas confortable, ça réduit les sensations. Qui aujourd’hui oserait démarrer une relation sans enfiler un préservatif. Quelle femme adultère prendrait le risque de contaminer son mari pour une simple partie de jambes en l’air. Il faut vraiment ne pas avoir la lumière à tous les étages !

 

2010 Le bon marin, quand il navigue de nuit, quand il est seul, il porte la brassière. Ça n’est pas confortable, ça gêne les manœuvres. Qui oserait participer à la course du Figaro et traverser la Manche en solo sans porter de gilet de sauvetage. Il faut vraiment ne pas être le couteau le plus fin du tiroir !

Il est vrai que nous les femmes, on aime bien se promener les seins libres, mais ce sacré soutien-gorge, merci ! grâce à lui je n’ai pas la poitrine tendue, ni les seins qui pendent jusqu’au nombril, dépassant de mon tout nouveau crop top. Quelle femme de plus de 30 ans aujourd’hui ne porte pas de soutien-gorge. Il faut vraiment être plate comme une planche à repasser ou bête comme ses pieds. 

2020 le coronavirus, la Covid, je ne sais plus comment on doit l’appeler, sévit sur la planète entière. Le plus bête des présidents d’outre-Atlantique a réussi à le choper, lui qui se croyait au-dessus de tout cela. Il n’a pas fait mieux que son acolyte anglais. Un quart de la population a plus de 60 ans et est en première ligne face à ce fléau, alors il est là notre nouveau défi. Je les vois ces gens qu’on dit vieux, ceux qui font des tours en bateau le dimanche, ceux qui jouent au tennis tous les lundis, ceux qui servent la soupe au resto du cœur, ceux qui se démènent au conseil municipal, ceux qui dirigent mon club de hand, ceux qui aident les enfants des quartiers à faire leurs devoirs, je les vois tous ces gens qu’on dit vieux et je les aime et je veux les garder près de moi.

Et parmi ces vieux que je veux protéger, il y a ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour que je puisse voter, il y a ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour que je puisse accéder à une contraception, il y a ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour je puisse avorter si je porte un enfant non désiré, il y a ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour que je puisse avoir un compte bancaire et que je puisse exister en tant que femme, il y a ces hommes et ces femmes qui se sont battus pour découvrir les vaccins qui protègent aujourd’hui mes enfants, je les vois ces gens qu’on dit vieux et je les aime.

Je le déteste ce masque. Il cache mon beau rouge à lèvres, il accentue mes rides autour des yeux, il m’empêche de respirer, il m’empêche de lire sur les lèvres, il m’empêche de sourire et il m’empêche de voir le beau sourire de ce jeune homme que je croise dans la rue. Je le déteste ce masque qui m’arrache les oreilles mais si c’est le prix à payer pour garder nos anciens près de nous, c’est comme le soutien-gorge, c’est comme le gilet de sauvetage, c’est comme la ceinture de sécurité, ça me gonfle mais je le mets.