Bienvenu en 1984. Par Yoann Laurent-Rouault.

Gare de Nantes, samedi en fin de matinée. Après l’autoroute quasi déserte, la traversée de la ville inquiétante d’absence d’encombrement, la place de parking étrangement facile à trouver : le hall de gare presque désert.

Je tire la lourde valise de mon amie sur le dallage impeccable.  Étrangement impeccable lui aussi. Trop propre. Je la regarde marcher devant moi, silhouette élégante et fragile, pressée et inquiète de voir confirmer son train sur les panneaux des départs. Outre le fait que je n’aime pas emmener les gens que j’aime dans les aéroports ou les gares, que je n’aime pas être séparé d’eux par les distances, je sens en plus une sorte d’angoisse monter en moi …

J’ai très envie de foutre le camp, avec valise et amie sous le bras, et de la conduire moi-même à bon port d’un coup de Mercedes. Je me surprends même à calculer qu’en moins de six heures, elle est à domicile, en roulant bien… Nous nous posons près de la machine à café et dans ma poche, je tripote mes clés. J’ai l’impression de la mettre en danger en ne faisant rien d’autre que l’accompagner bêtement. De la livrer pieds et poings liés à ce monde dérangé. De lui mentir et de me mentir en faisant semblant de ne pas voir ce qui nous entoure. L’ambiance est oppressante. Vingt, peut-être vingt-cinq personnes, seules pour la plupart, se repartissent dans le grand hall pourtant prévu  pour accueillir des centaines de voyageurs. Toutes sont dans un isolement affectif frappant. Dans ce hall, pas de musique d’ambiance, pas d’annonces de trains qui arrivent ou qui partent toutes les 3 minutes, pas de cris d’enfants, pas d’amoureux qui se tiennent dans les bras, pas de familles joyeuses, pas de copains qui se chahutent, pas de queue au relais H, pas de tables de terrasses animées, pas de brouhahas, pas de cris et pas de rire… Un silence de cathédrale, entrecoupé d’annonces apocalyptiques sur le virus. Gestes barrière, port du masque avec sanction pour les contrevenants, pas de restaurations dans les trains, des mesures gouvernementales récitées comme l’évangile… Et des uniformes un peu partout…

Les cafés machine en main, nous ressortons sur le parvis. Ana tient une enveloppe jaune contenant ses attestations. Elle pense contrôle. Elle jette des regards autour d’elle comme une gerbille sortie de son terrier qui craint pour sa sécurité. Comme quelqu’un qui craint de ne pouvoir rentrer chez lui. Plus loin encore des flics. Le chef de patrouille, un grand type même pas trentenaire, aime son pouvoir. Il mène ses collègues comme il brusque les quelques voyageurs qui sont sans cigarettes et sans cafés devant la gare et à qui il donne l’ordre de rentrer dans le hall. Il nous regarde, de loin, il est certain que dès qu’il aura fini d’interroger le pauvre type fatigué assis sur son sac devant une des entrées condamnées de la gare, il viendra nous voir. Et il est clair aussi,  à le regarder se tenir droit comme un I et à jouer les caïds, les mains dans le dos et les jambes écartées, que j’aimerai passer cinq minutes avec lui sans témoins. Pauvre type…  Une femme accompagne les miliciens… Elle semble gênée du comportement aboyeur et agressif de son chef. Je la plains de tout cœur, elle, semble avoir le respect de son uniforme. Sur une invitation du regard  de mon amie, nous retournons dans le hall. Elle est fatiguée. Nous avons travaillé très intensément pendant une semaine sur notre livre. Couchés tard et levés très tôt. Ses jolis yeux n’auraient rien contre le fait de se fermer… Et instinctive, elle sent que si la milice arrive, il y aura des histoires. Dans le hall, nous choisissons un banc. Une sorte de banc plutôt…les gens, sont alignés avec leurs bardas sous le panneau de départs comme des troufions embarquant  jadis sur la plage de Dunkerque.

Bienvenu en 1984… on n’accède plus librement aux quais, on n’attend plus en se serrant dans les bras, on ne parle même plus… Hallucinant. Je suis dans un monde parallèle… Sonnerie, annonce, le train arrive en gare, on en profite pour replacer quelques annonces sanitaires sinistres…. Je suis certain que la gare de Nantes était moins glauque en 1943…

Les porteurs de valises descendent dans les tunnels qui mènent aux quais d’embarquement comme un seul homme, alignés comme des vaches qui montent dans un camion, les roulettes des valises elles-mêmes semblent vouloir se faire les plus discrètes possible… 25 personnes, en file indienne, sur un parcours fléché, encadrées de vigiles bloquant tout autre accès ou toute autre sortie, marchant en silence, du pas du voyageur pressé… Je suis le mouvement, Ana, toujours devant moi et moi tirant sa valise, ours bien éduqué que je suis. J’ai cette phrase qui me revient en tête, et qui me fait sourire cyniquement sous masque, celle qui était inscrite sur les portails des camps de concentration et qui disait ceci : le travail rend libre…

Arrivé aux quais d’embarquement, nouveaux barrages ; contrôle des ausweis. Je n’en ai pas. Les haut-parleurs redonnent à ce moment précis des consignes sanitaires de la dictature. Ana me conseille de faire demi-tour. Je ne pourrai pas l’aider à monter sa valise dans le train, ni lui faire adieu avec mon mouchoir blanc depuis le quai, quand le train va partir. J’ai envie de mettre des coups de poing, de foutre le feu à la gare. D’insulter ce tas de veaux qui suivent scrupuleusement les consignes. De revenir avec une vingtaine de mes potes et de foutre le bordel dans la gare. Je la serre quelques secondes dans mes bras, lui souhaite bonne route et repars. Nous échangerons quelques messages par texto, je quitterais Nantes rapidement sans même admirer cette ville que j’aime tant. Je retournerai, pied au plancher dans ma campagne, filant sur l’autoroute du week-end pourtant déserte, roulant bien au-delà de la vitesse autorisée. Pressé de retrouver ma petite famille,  de retrouver  notre bulle et de dire « merde » à tout ça.

Ce dimanche matin, je repense à quelque chose que mon grand-père, Jean, résistant déporté, avait dit à un comptoir de bistrot de Saint-Malo la belle, après une commémoration et  à l’intention de ses fils et petits-fils présents ce jour-là autour de lui :

« Si vous devez un jour vous battre pour votre liberté, vous serez tellement en colère que vous vous en sortirez. Au-delà du courage, il y a le désir de vivre qui est plus fort que le reste. »

YLR, rédacteur en chef.