Conscience

I

Me voici de nouveau réveillé au milieu de la nuit, 3 heures 30, ce n’est jamais que la 3 éme fois, me semble-t-il. Ceci dit, à l’hôpital, comme chacun le sait, cela n’a rien d’inhabituel.

Le problème, c’est que je suis aussitôt assailli par les pensées négatives : angoisse et culpabilité. Je ne vois pas comment y échapper, j’y parviendrai peut-être un jour selon la tournure que prendront les événements mais ce n’est pas gagné d’avance.

J’avais pourtant tout pour être heureux…

*

Je me nomme Alain Dambremieu, fraîchement retraité de la Finance, la vraie, celle qui fait fantasmer. En un mot, je suis un ancien trader et j’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle, les yeux rivés sur un écran d’ordinateur sur lequel s’affichent des masses de chiffres et de diagrammes totalement incompréhensibles pour les béotiens qui ne sont pas du sérail.

En fait, même sur plusieurs écrans, sans compter les téléphones et terminaux annexes.

Employé d’une grande banque, mon boulot consistait à acheter ou vendre différents supports financiers, particulièrement des actions, pour faire profiter mes clients des écarts de cours favorables que je pouvais parvenir à anticiper.

Bon, ça ne s’improvise pas, à la base, il est plutôt recommandé d’avoir fait a minimum une très bonne école de commerce genre HEC et d’avoir des dispositions pour maîtriser rapidement les fondamentaux de l’économie et les évolutions qui en découlent.

Ajouter à cela une faculté à jongler avec les modèles mathématiques orientés statistiques et une approche globalement ouverte de l’informatique et de ses mystères.

La pratique de l’anglais va de soi, encore plus qu’ailleurs, eu égard à la dimension internationale de l’activité.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il faut avoir les nerfs diablement solides.

Il faut réussir à passer entre les gouttes lorsque se produisent les inévitables crises financières, éclatement de la bulle Internet en 2001 ou crise des subprimes en 2008, par exemple.

J’y ai laissé des plumes et mes clients aussi mais ce n’était pas non plus facile à gérer.

Tout cela m’a quand même valu deux ulcères et un burn-out de 6 mois qui aurait pu définitivement compromettre ma carrière mais heureusement, ma hiérarchie a considéré que je pouvais encore servir et j’ai passé mes dernières années de travail à l’arrière de la ligne de front, au sein de ce que l’on appelle le back-office, où j’avais surtout une fonction de contrôle sur l’activité de mes plus jeunes collègues.

Alors, le point positif, comme on peut s’en douter, c’est que je n’ai pas fait tout cela pour rien. On peut même dire, selon l’expression consacrée malgré sa vulgarité, que je me suis fait des couilles en or.

Entre le très bon salaire, les bonus de fin d’année et la récompense au moment du départ, je ne m’estime pas fondé à me plaindre. Sans compter mes placements personnels que j’ai globalement réussi à sécuriser à temps lorsque la tempête menaçait. Je suis donc plutôt «well-off» comme disent nos amis anglo-saxons, voire même «well-off plus» (la pratique régulière de l’anglais conduit parfois à vouloir en placer partout au risque de passer pour un bobo snobinard…)

Ajoutons que je possède un très beau duplex à Maisons-Laffitte ainsi qu’une résidence annexe sur la côte varoise.

Et tout cela a basculé d’un coup dans la nuit du 5 mars 2023. Mon épouse et moi étions invités chez mon ami Maurice Le Bras qui fêtait ce soir-là ses 30 ans de mariage. Virginie m’accompagnait un peu à contre coeur. Responsable des relations publiques dans une multinationale du secteur des cosmétiques, elle allait être en retraite dans quelques mois et commençait à se trouver un peu fatiguée des réunions publiques ou privées. Elle aspirait simplement à un maximum de tranquillité domestique. De plus, le courant n’était jamais vraiment passé entre les Le Bras et elle. Annie Le Bras était une petite femme effacée qui vivait dans l’admiration exclusive de son époux et qui voyait le monde à travers ses yeux.

Quant à lui, il avait eu une carrière assez improbable. Ayant décroché du lycée à l’âge de 17 ans à peine, des circonstance inattendues l’avaient mis en relation avec une dame d’un certain âge très influente dans les milieux financiers et il avait su lui faire valoir des arguments d’une nature particulière qui avaient convaincu la dame d’activer son réseau de relations pour lui venir en aide.

Il avait donc pu mettre le pied à l’étrier en étant embauché chez un agent de change de la place parisienne, celui-là même chez qui je devais commencer ma carrière douze ans plus tard.

Il avait, bien sûr, tout à apprendre mais il fit preuve d’une capacité d’adaptation qui lui permit de gravir progressivement les échelons de la profession et malgré quelques revers difficilement évitables là encore, il avait pu réaliser une assez belle carrière qui lui avait également permis d’engranger un joli pécule.

Virginie lui reprochait, en un mot, une attitude de parvenu et les manières qui vont avec, il n’avait certes pas suivi le cursus habituel et dès qu’il fut à la retraite, il y a une dizaine d’années, il s’empressa de s’en retourner à son principal centre d’intérêt, la construction et l’aménagement de sa maison de Saint-Germain-en-Laye. Il s’attaqua au gros œuvre, n’hésitant pas à louer engins de terrassement et bétonnière et entreprit ensuite les différents travaux des corps de métier : isolation, plomberie et électricité. Il préféra malgré tout confier la couverture à des spécialistes reconnus (tout le monde ne maîtrise pas forcément la technique de la pose de chaume…)

C’était donc en somme également la fin prochaine des travaux que l’on fêtait ce soir-là.

En fait, la soirée se passa plutôt bien, il y avait aussi un autre couple d’amis qui étaient venus de Toulon à l’occasion d’une escapade d’une semaine à Paris.

Maurice, manifestement inspiré par mon exemple, avait acheté un confortable pied-à terre au Pradet et s’y rendait quand il éprouvait le besoin d’oublier un peu son labeur quotidien, et étant d’un naturel assez chaleureux, il avait rapidement sympathisé avec quelques autochtones.

Le point délicat dans ce genre de situation, c’est évidemment la consommation d’alcool. Comme je n’avais jamais affiché une inclination pour la sobriété radicale (attitude qui n’a pas d’ailleurs vraiment cours dans nos métiers…), je ne pouvais qu’essayer de limiter les excès, sous le regard vigilant de Virginie.

Si j’essaie de récapituler, de mémoire cela a dû donner : 2 verres de whisky et 3 ou 4 verres de vin tout au long du repas qui s’est un peu éternisé. Au prix d’un effort de volonté assez considérable, je suis parvenu à refuser catégoriquement le digestif proposé en conclusion.

J’étais plutôt satisfait de ma conduite et elle semblait même d’ailleurs trouver grâce aux yeux de Virginie.

Sur le coup d’une heure du matin, les visiteurs prirent congé de leurs hôtes.

Pour ce qui nous concerne, Saint-Germain – Maisons-Laffitte, environ 10 kms, il n’y avait vraiment pas trop de quoi s’inquiéter même si la peur du gendarme est forcément toujours présente.

Je roulais sur la petite route de forêt sans doute un peu trop vite, il est clair que le respect des 80 kms/heure demande pour le moins une attention permanente, excluant la moindre divagation de la pensée, particulièrement à la conduite d’une voiture puissante comme la mienne qui ne demande qu’à s’envoler pour peu que le pied se fasse un peu lourd sur l’accélérateur.

Tout à coup, un animal se mit à traverser la route, je n’eus pas clairement le temps de l’identifier mais je parvins à l’éviter par un coup de volant réflexe particulièrement réussi.

Virginie, qui n’ a jamais pu se débarrasser d’une angoisse diffuse dés qu’elle monte dans une voiture, se mit à crier et à me faire des reproches que je jugeais objectivement tout à fait immérités.

Et c’est alors que je fis ce qui restera comme la plus belle connerie de toute mon existence : agacé par son attitude, j’eus envie de déclencher sa réaction en face d’une situation de conduite réellement traumatisante et je me mis à donner des coups de volant dans une série de cisaillements à gauche et à droite. Je gardais bien sûr toujours la maîtrise du véhicule, mais le résultat fut largement pire que ce à quoi je pouvais m’attendre : en pleine crise d’hystérie et ne se contrôlant plus, mon épouse me donna une violente gifle qui m’aveugla et me fit perdre le contrôle de la voiture qui traversa la route. Il n’y avait pas de véhicule venant en face, par contre, sans surprise, il y avait des arbres sur le bas-côté…

*

Le fracas de l’accident fut suivi par un grand silence ; Après un long moment d’hébétude je finis par reprendre mes esprits. Je sentis peu à peu une douleur s’installer au niveau de mon thorax et il me fallut quelques instants supplémentaires pour que je m’inquiète du sort de Virginie. Elle ne présentait pas de blessure apparente mais elle était inconsciente à mon côté et malgré mes tentatives, je ne pus parvenir à la faire réagir. J’ai commencé à être envahi par une panique incontrôlable.

Je parvins néanmoins à me calmer un peu et je finis par localiser mon téléphone portable dans le vide poche de la portière, je le gardais toujours sorti pour utiliser l’application de détection des radars.

Malgré la douleur, je réussis à l’attraper et à composer le numéro des secours.

Ensuite, j’ai dû perdre connaissance pendant un certain temps car je fus réveillé par le bruit métallique produit par une grosse pince qui s’attaquait aux jointures de la portière qui s’était trouvée déformée par le choc. Dans le même temps, l’accès étant un peu plus simple du côté passager, Virginie était en cours d’extraction et elle fut rapidement placée sur un brancard chargé dans un véhicule de secours qui l’emporta vers une destination inconnue.

On m’avait d’emblée fait une piqûre anti-douleurs et j’étais à présent parfaitement conscient…et complètement effondré. A priori, Je n’étais pas trop inquiet à propos de mon état mais il en allait bien sûr différemment concernant Virginie. Les pompiers ne purent me fournir aucune information sinon qu’elle était toujours inconsciente au moment de sa prise en charge.

Ensuite, les choses suivirent leur cours prévisible : arrivée à l’hôpital de Poissy aux urgences puis une série d’examens et de radios qui se poursuivirent tard dans la nuit avant que je puisse prendre un court repos favorisé par les calmants.

Au réveil, je ressentis de nouveau une forte douleur au thorax mais également au pied droit.

L’infirmière de jour m’apprit que l’on m’avait diagnostiqué deux côtes cassées (sans doute par l’effet de la résistance de la ceinture de sécurité au moment de l’impact) ainsi qu’une belle entorse (le pied avait du s’encastrer sous une pédale), que je n’avais pas trop ressentie auparavant puisque je n’avais pas eu à marcher.

Elle m’informa également que Virginie se trouvait aussi à l’hôpital de Poissy et que l’on me donnerait de ses nouvelles dès que possible.

Il ne me restait plus qu’à attendre en essayant de calmer mon inquiétude, chose d’autant moins facile que je ne pouvais m’empêcher de refaire le film des événements ce qui n’aboutissait qu’ à me faire prendre conscience de l’imbécilité profonde de ma conduite et de la lourde responsabilité qui en découlait. Je passais par des phases d’abattement et d’espoir que l’on me donnerait bientôt des nouvelles rassurantes de mon épouse.

Vers 14 heures, je reçus la visite d’un jeune interne qui me posa une foule de questions sur mon état actuel et mes antécédents médicaux, aussi bien que sur les circonstances de l’accident.

Bien évidemment, je lui livrai ce qui devait être définitivement la version officielle, à savoir que j’avais perdu le contrôle du véhicule en essayant d’éviter un animal. Je lui demandai des nouvelles de Virginie et j’appris que j’allais pouvoir poser mes questions au responsable du service de réanimation qui devrait passer dans la soirée.

Ca n’avait vraiment rien de rassurant et je me mis à broyer du noir à tel point que l‘on dut me prescrire un anxiolytique. Il m’interrogea sur les personnes à prévenir et j’hésitai à impliquer ma fille à ce stade mais il me conseilla de le faire malgré tout, a fortiori quand je lui eu appris que Karine était psychiatre. Il se proposa pour la contacter et je lui donnai l’autorisation en lui recommandant néanmoins d’éviter de trop l’alarmer, en se montrant le plus rassurant possible malgré les circonstances.

Ensuite, je réussis à dormir jusqu’au soir.

Vers 18 h, je fus réveillé par l’intrusion d’un groupe de personnes dans ma chambre, le responsable du service de réanimation, un homme très affable, accompagné d’une dizaine d’internes. Après s’être enquis de mon état, la conversation se poursuivit sur le cas de Virginie.

Les informations qui lui avaient été communiquées permettaient de conclure que le choc avait sans doute causé une propulsion latérale qui avait violemment amené sa tête contre le rebord de la vitre, ce qui avait induit un déplacement de son cerveau qui était venu heurter la boite crânienne à plusieurs reprises.

La situation est à présent la suivante :

Malheureusement, Virginie se trouve toujours dans le coma, par précaution, elle avait été intubée et ventilée et une batterie d’examens radiologiques, scanners, IRM etc avaient été effectués.

On soupçonne l’existence de lésions axonales diffuses résultant de cisaillements au niveau des axones, la partie des neurones qui transmettent l’information en sortie.

Les examens n’avaient révélé aucun autre dysfonctionnement à l’exception de quelques contusions mineures sur le bras droit. Son état étant à présent pratiquement stabilisé, le traitement envisageable consiste dans un premier temps à empêcher l’augmentation de la pression à l’intérieur du crâne par une administration de médicaments.

Un certain nombre d’examens complémentaires vont encore être effectués dans la foulée, on parle de TDM (évidemment, je n’ai pas retenu le nom complet…) entre autres, qui pourra confirmer le diagnostique et vraisemblablement écarter la nécessité d’une intervention chirurgicale..

Une fois que j’ai pu réussir à absorber tout cela, j’en viens à la question fondamentale, à savoir quel pronostic peut on risquer dans l’état actuel du diagnostic.

Je ne m’attendais pas vraiment à une réponse encourageante et de fait on ne me laisse pas espérer un rétablissement prochain, ni même dans un délai prévisible. Le chef de service me garantit que tout est fait pour obtenir rapidement une évaluation précise de l’état neurologique de Virginie et que dés cet instant, on sera en mesure de me renseigner plus précisément…dans la mesure du possible.

Il anticipe une période psychologiquement difficile pour moi et me recommande de me faire assister pour pouvoir y faire face, le support d’un psychologue par exemple.

Il semble bien que l’aide de Karine ne sera pas superflue, je commence à me sentir dépassé par l’énormité du problème…

*

Le lendemain matin, après une nuit encore compliquée, je reçois un appel de Karine, elle a pu auparavant obtenir des informations auprès des soignants et elle va faire le déplacement pour venir me voir, elle a négocié une période de congé d’une semaine malgré un emploi du temps très chargé.

On m’apprend par ailleurs qu’il n’y a pas de nécessité pour moi à un séjour prolongé à l’hôpital et que je vais bientôt pouvoir regagner mes foyers.

Quant à Virginie, bien sûr, elle va rester en observation aussi longtemps qu’il le faudra.

Karine arrive vers 16 heures en provenance de Blois où elle réside. Elle a pu se rendre au chevet de sa mère et elle est manifestement bouleversée même si elle essaie de faire bonne figure devant moi.

Elle même vit par ailleurs actuellement une situation assez compliquée, en cours de divorce elle a quand même pu garder des relations correctes avec son mari qui a accepté d’accueillir pour quelques jours leur fils Enzo âgé de 18 ans, au sein du nouveau couple qu’il forme actuellement avec la meilleure amie de Karine. Nécessité fait loi…

Elle me confirme qu’il est encore trop tôt pour pouvoir avoir une idée sur l’évolution prévisible de l’état de sa mère.

Nous allons entrer dans un période d’incertitude sans doute durable qu’il faudra supporter au jour le jour en essayant de garder le moral face à une situation sur laquelle nous n’avons aucune prise.

Je suis de plus en plus effaré par les conséquences découlant de mon action irresponsable et je commence à percevoir qu’il y aura eu la vie d’avant et que nous basculons à présent dans une nouvelle séquence radicalement différente.

Quoiqu’il advienne, je pense que la perspective du bonheur espéré s’éloigne irrémédiablement.

Le soir même, une ambulance me ramène à mon domicile où je retrouve Karine qui a préparé la maison pour m’accueillir et qui a entrepris la confection d’un bon repas auquel je tâcherai de faire honneur même si l’appétit n’est pas vraiment au rendez-vous…

Je ressens toujours les douleurs au thorax et j’en suis réduit à marcher avec des béquilles en attendant la fin de mon entorse.

Karine, de par son métier, est censée avoir une certaine connaissance des fondamentaux qui concernent le cerveau humain mais le fait est qu’elle ne me renseigne pas davantage.

Le lendemain, évidemment, c’est la première visite à Virginie. Je suis très mal, je ne sais pas si je vais pouvoir être à la hauteur.

Il fait un joyeux temps pluvieux et on se prend déjà une bonne averse en allant à la voiture et bien sûr, je ne peux pas courir…ni conduire.

Karine nous emmène rapidement à Poissy : Nous avons pu nous dispenser du protocole obligatoire des visites l’après-midi étant donné le contexte.

Nous sommes accueillis par le docteur Sinoussi, chef du service de réanimation que je connais déjà. Il nous reçoit dans son bureau. Il commence à nous délivrer des informations assez techniques, j’ai du mal à les interpréter d’autant que je n’arrive pas à fixer mon attention, en réalité, je n’ai qu’une envie, c’est de voir Virginie, et j’éprouve peut-être aussi une angoisse plus ou moins consciente à la perspective d’un pronostic trop défavorable. Par une lâcheté peut-être compréhensible, je choisis de laisser Karine en première ligne…

Un interne vient donc me chercher pour me conduire auprès de Virginie tandis que Karine poursuit son entretien avec le médecin.

Je revois Virginie pour la première fois.

J’avais beau m’attendre à ce que j’allais découvrir, instantanément, je ressens une sorte de sidération, je suis d’un coup complètement dévasté, l’interne s’empresse de me faire asseoir.

L’aspect physique de Virginie reste pratiquement inchangé mais elle est totalement inerte, les yeux fermés et elle ne semble plus vraiment appartenir au monde des vivants.

Je lui prends la main qui est assez froide ce qui augmente mon inquiétude, mais l’interne m’informe qu’elle avait auparavant été placée en hypothermie.

Je vais rester là, prostré pendant une grosse demi-heure, les yeux rivés sur Virginie, guettant la moindre manifestation de vie, qui ne se produira pas à l’exception de son souffle régulier qui soulève le drap.

Karine me rejoint et m’informe que sa mère va être très prochainement transférée dans un service de médecine intensive puisque la problématique concerne à présent exclusivement le cerveau.

Sur le chemin du retour, je lui demande de me faire un bref compte-rendu de sa discussion avec le médecin. Il en ressort que la sortie d’un état de coma est relativement imprévisible mais que le réveil, ou tout au moins, une évolution vers un état de conscience minimal se produit dans environ la moitié des cas et que dans ce contexte, 80 % peuvent ensuite espérer recouvrer leurs capacités antérieures.

Les jours suivants se succèdent sans apporter aucun changement, chaque visite suit le même protocole, nous arrivons l’après-midi vers 15 heures et restons jusqu’à ce que l’on nous mette dehors pour pratiquer les soins indispensables. Les soignants, comme nous, s’astreignent à entretenir une relation verbale (forcément univoque…) avec Virginie, ce qui s’impose pratiquement naturellement. On surveille également l’état de sa peau et un kiné entreprend progressivement de lui faire effectuer quelques mouvements à l’aide d’assistances automatisées.

Les médecins sont assez ouverts et nous fournissent des informations en temps réel.

Le résultat du test de Glasgow, utilisé pour évaluer l’état de conscience résiduel, ne présente aucune surprise, la note obtenue : 6, en fonction de différents critères, révèle sans ambiguïté un coma profond, confirmé par d’autres observations évidentes, telles l’état des yeux fermés en permanence et l’apparence de la pupille.

Pas de quoi se réjouir, mais on nous apporte malgré tout une petite note d’espoir. Les médecins ont mis en œuvre une méthode de stimulation sonore qui consiste à envoyer une suite de sons réguliers entrecoupés de variations aléatoires dans la hauteur ou la durée, tandis que l’on enregistre l’activité cérébrale du patient à l’aide d’ électro-encéphalogrammes.

L’expérience est répétée plusieurs fois, d’abord en condition d’hypothermie, et l’on examine l’évolution des résultats traduisant la mesure des performances de discrimination auditive. Si une amélioration est constatée déjà au deuxième essai, on peut en déduire avec une grande fiabilité une perspective de sortie du coma. Et donc, c’est bien le cas pour Virginie.

Néanmoins, les médecins nous incitent à la prudence, une future sortie du coma ne signifie pas pour autant une reprise immédiate de toutes les fonctionnalités cérébrales, loin de là.

Le congé de Karine se termine et je me retrouve seul pour faire face.

On m’a de nouveau proposé une assistance mais je préfère essayer de gérer par moi-même, dans un premier temps tout au moins.

Je commence à me préoccuper des aspects pratiques de la situation. Karine avait entrepris les formalités les plus urgentes, prévenir l’employeur de Virginie et suivre le dossier en ligne avec les services sociaux. Ses parents étant récemment décédés, Virginie n’avait plus qu’un frère résidant au Canada et avec lequel elle entretenait des rapports distants, je vais m’efforcer de retrouver ses coordonnées pour le prévenir dès que j’aurai un peu plus de visibilité sur l’avenir.

Quant à moi, pour le moment, je vais simplement contacter ma mère. Je verrai bien si la nouvelle finit par se répandre.

J’ai du nouveau concernant l’accident, la Porsche est dans un sale état au niveau carrosserie et mécanique, on attend l’avis de l’expert mais j’en serai privé pendant pas mal de temps. De toute façon, avec mon entorse et ma gène persistante au thorax, j’ai plutôt intérêt à compter sur les taxis.

J’ai reçu un avis des services de police, ils avaient réclamé un extrait de l’analyse sanguine réalisée à l’hôpital pour rechercher des traces d’alcool ou de substances toxiques.

Résultat : taux d’alcoolémie de 0,75 g, c’est au dessus de la limite des 0,5 g autorisés, mais reste heureusement inférieur aux 0,8 g qui constituent un délit ; Pour moi, c’est donc une contravention de 4éme classe qui me vaudra un retrait de permis de 6 mois et une amende de 135 euros.

Ca pourra finir par me gêner mais j’ai des soucis plus immédiats…

On m’informe que Virginie a été transférée ce matin en médecine intensive.

Les derniers examens ont confirmé le diagnostic initial de lésions axonales diffuses, un traumatisme grave dont l’issue reste incertaine, sachant que l’espoir reste permis malgré tout…ça ne coûte rien.

Leur localisation ainsi que leur extension ne sont pas faciles à évaluer, mais vu l’état de Virginie, il est au moins certain qu’il en existe au niveau du tronc cérébral.

Je prends conscience de mon ignorance complète dans ce domaine et de la nécessité d’acquérir un minimum de connaissances si je veux pouvoir au moins comprendre dans les grandes lignes les explications qui me seront fournies.

Étant donné qu’à l’exception de mes visites quotidiennes, mon emploi du temps est assez peu chargé, j’ai décidé d’y consacrer quelques heures le matin, je ne suis pas vraiment persuadé que cela va contribuer à ma sérénité mais il ne me semble pas utile de chercher à esquiver la vérité aussi déplaisante qu’elle puisse être.

J’ai évidemment commencé par m’informer sur cette affaire de lésion axonale, je privilégie Wikipédia qui est a priori accessible au plus grand nombre ; Ca commence mal, on parle de «diagnostic très défavorable», «90 % des patients ne se réveillent pas», «il peut s’ensuivre une dégénérescence des fibres nerveuses avec séquelles fonctionnelles importantes affectant des capacités motrices comme la marche, la parole». Avec malgré tout, là encore, une petite lueur d’espoir : «Néanmoins, une récupération plus ou moins complète des lésions, est possible»

Je décide de creuser un peu plus en prenant l’avis de ChatGPT, incontournable intelligence artificielle, un peu moins alarmiste mais il donne l’impression de ne considérer que les cas les moins graves dans le cadre d’une brève description plutôt sommaire.

Bon, pour le moment je vais en rester là. Je ne me sens pas vraiment d’humeur à approfondir la question. Le moral est en berne.

Un appel téléphonique de Karine me donne l’occasion d’extérioriser mon angoisse, elle me dit que l’espoir demeure, il existe des traitements médicamenteux qui peuvent avoir une certaine efficacité, cela dépend également de la localisation et de l’étendue des lésions.

Je suis tenté d’y croire…

La visite de l’après-midi n’a rien apporté de nouveau, il va vraiment falloir que je trouve le moyen de surmonter la déprime qui menace. Dés le lendemain matin, j’essaie d’adopter une attitude constructive et je décide d’entreprendre une recherche d’informations générales sur notre plus noble organe et son fonctionnement.

Je sais, bien sûr, que le cerveau est constitué de deux hémisphères plus le cervelet et le tronc cérébral qui le raccorde à la moelle épinière, pour le reste, j’ai bien entendu parler des différents lobes qui composent chaque hémisphère, mais je (re?) découvre leurs fonctions assez spécialisées, dans le cadre d’un découpage plus ou moins arbitraire :

A l’avant, le lobe frontal, il pilote le contrôle musculaire et également la parole et c’est le siège de la créativité. Sur les côtés juste derrière, le lobe pariétal, très sensible, puisque en charge du toucher. Tout à l’arrière, le lobe occipital en relation avec la vue et enfin sous les deux premiers et contigu au troisième, le lobe temporal, siège de nombreuses fonctions importantes : la lecture, et l’audition.

A l’intérieur de l’encéphale, on trouve le lobe limbique impliqué dans les émotions et la mémoire et le lobe de l’insula permettant de traiter la douleur, les odeurs et le goût.

Le rôle de l’insula est encore mal connu mais on pense qu’il pourrait intervenir dans la conscience.

Enfin en position centrale, se trouvent thalamus et hypothalamus également soupçonnés d’accueillir le siège de la conscience.

Le cortex, à la périphérie des hémisphères, est constitué de plusieurs couches de substance grise intégrant les fameuses petites cellules si utiles au détective Hercule Poirot, il s’agit de la partie principale du neurone. Plus profondément, se trouve la substance blanche dans laquelle se développent les innombrables ramifications des axones (réseau de transmission de l’information).

Le cerveau est composé d’environ 100 milliards de neurones, plus de 12 fois le nombre de la population mondiale, et si l’on considère le nombre total de cellules de notre organisme, on arrive à un chiffre difficile à concevoir, de l’ordre de 100 billions, soit 100 millions de millions (tout cela issu d’une cellule originelle, résultat de la fécondation) , et nous hébergeons au moins la même quantité d’organismes externes sous forme de bactéries.

Les neurones sont constitués d’un corps cellulaire comme les autres cellules mais ils possèdent en plus une capacité à communiquer entre eux. Ils disposent pour cela de dendrites, des terminaisons réceptrices arborescentes et d’axones, qui sont de longs filaments qui vont transmettre l’information en sortie du corps de la cellule.

L’information circule sous la forme d’impulsions de courant électrique qui portent le nom de potentiels d’action. Le contact avec les dendrites de la cellule réceptrice se réalise au niveau des synapses mais la communication électrique s’interrompt pour laisser place à une production de substances chimiques : les neurotransmetteurs qui sont libérés par des vésicules situées dans les boutons synaptiques de l’axone transmetteur. Les neurotransmetteurs peuvent avoir une fonction excitatrice, qui va favoriser la circulation du potentiel d’action (glutamate) ou au contraire, inhibitrice (GABA). Les noms de certains sont bien connus : Adrénaline, sérotonine, dopamine, endorphine.

Enfin, intimement liées aux neurones, on trouve environ le même nombre de cellules gliales qui ont pour fonction principale d’assurer leur protection en surveillant leur bon fonctionnement.

Je pense que je vais en rester là pour aujourd’hui, j’ai déjà produit un bel effort de synthèse…

L’après-midi, la visite n’apporte rien de nouveau.

Le soir, après un rapide repas, je vais essayer de retrouver un peu de sérénité en me réfugiant dans l’écoute de ma musique préférée, l’électro, style Ambient, de préférence avec ses superbes nappes générées par les synthétiseurs virtuels qui sont à présent facilement accessibles sur Internet.

Le lendemain, j’ai été appelé par ma mère qui a reçu la visite de sa petite-fille, Karine avait pris le temps de faire une halte à Tours et lui a donné les dernières nouvelles, là encore, elle s’est efforcée de se montrer optimiste mais sans grand succès.

Ma mère se propose de monter à Poissy mais je l’en décourage en lui remontrant que cela ne pourrait servir qu’à la perturber inutilement et qu’il vaut mieux attendre quelques temps qu’une possible évolution se dessine.

Je me suis quand même décidé à prévenir les Le Bras, ils sont bien sûr catastrophés et j’ai dû réconforter Maurice, dans la mesure de mes moyens, pour parvenir à le convaincre que j’étais bien le seul responsable de l’accident.

En arrivant à l’hôpital j’ai été accueilli par le docteur François Martelli, chef du service de médecine intensive, qui me fait part d’une évolution positive : la perspective de sortie du coma s’est réalisée et Virginie se trouve à présent dans un état qualifié d’«éveil non répondant» ou «état végétatif».

Je m’empresse d’aller la voir et je suis instantanément frappé par ses yeux ouverts mais ils semblent figés, il n’y a pas de signe de conscience d’un environnement et ils n’opèrent aucun suivi de mouvements autour d’elle.

On m’apprend qu’il y a simplement une préservation suffisante pour permettre les fonctions basiques telles le cycle veille-sommeil, avec parfois des actes réflexe comme des mouvements oculaires ou des bâillements, mais rien de plus. La prochaine étape en cas d’évolution favorable serait ce que l’on appelle un «état pauci-relationnel» ou à un stade un peu plus avancé : «état de conscience minimale», mais là encore, impossible de savoir quand elle se produira…si elle se produit.

Je décide de me contenter pour le moment de ce qui ressemble malgré tout à une bonne nouvelle.

Je continue à chercher toute information possible sur les lésions axonales, j’ai du mal à mettre de l’ordre dans tout cela mais au gré de mes navigations, je tombe sur un article qui m’interpelle, pour le moins.

Le titre est inquiétant : «Dans un «coma» depuis 23 ans, il était en réalité conscient» Il s’agit d’un belge âgé de 46 ans qui en a passé 23 dans un état supposé végétatif alors qu’il était en fait conscient depuis le début : «Je criais mais on ne pouvait pas m’entendre». Lui, entendait parfaitement les commentaires du personnel soignant : «Pendant tout ce temps, je rêvais d’une vie meilleure. La frustration est un mot trop faible pour décrire ce que je ressentais» ; On l’imagine facilement…

Le docteur Steven Laureys qui est à l’origine de la découverte de l’état réel du patient, estime que «41% des patients en état de conscience minimale sont diagnostiqués de manière erronée comme étant en état végétatif»

Et puis, je me souviens de ce livre qui avait été dicté par le journaliste Jean-Dominique Bauby en utilisant exclusivement des clignements de paupières pour communiquer son texte lettre par lettre à un tiers locuteur ; Il était victime du syndrome d’enfermement, pleinement conscient en réalité mais incapable de communiquer par un autre moyen.

Le lendemain après-midi, je demande à rencontrer le docteur Martelli pour lui faire part de mes inquiétudes mais bien sûr, il me rassure rapidement. Pour le premier cas, il me fait remarquer que si le patient était supposé inconscient depuis 1983, son état réel avait été détecté en 2006, et que à présent, 17 ans plus tard, les diagnostics sont clairement plus fiables, favorisés par l’utilisation des moyens d’imagerie électroniques qui ont également conduit à écarter le diagnostic de syndrome d’enfermement .

De retour à mon domicile, je reçois un appel de Marc Gendebien, le PDG du groupe qui emploie Virginie, il avait donc été informé par Karine de l’accident et de ses conséquences immédiates mais il n’avait pas souhaité me contacter plus tôt pour ne pas me perturber davantage, ayant également donné ces consignes à l’ensemble de son personnel.

Je le mets donc au courant de la situation et il me fait savoir que je peux compter sur son assistance pour gérer les difficultés au quotidien particulièrement les conséquences financières, au besoin.

Virginie remplissait une fonction très importante dans l’entreprise et il souhaite qu’elle se rétablisse vite pour reprendre son poste qui lui reste réservé aussi longtemps que nécessaire, tout au moins bien sûr jusqu’à son départ en retraite.

Elle était par ailleurs d’un naturel indépendant et elle jouissait d’une grande autonomie dans l’organisation de son travail, ce qui ne facilitera pas le suivi de ses dossiers en cours, mais ce n’est là qu’un problème mineur, le principal étant bien évidemment son état de santé.

Je l’autorise à communiquer à son personnel les informations que je lui ai données et dans le but de m’éviter des dérangements permanents, il me donne les coordonnées de la responsable des ressources humaines qui fera office d’intermédiaire entre ses collègues de l’entreprise et moi-même.

Certains m’appellent cependant directement, dont un certain Pierre Goulard, à l’évidence un proche collègue, qui semble particulièrement affecté par la situation.

*

Une petite quinzaine s’est écoulée depuis que Virginie a été hospitalisée, j’ai lu qu’un patient en état végétatif peut espérer s’en sortir dans un délai de 3 mois maximum, ensuite de quoi, les chances deviennent très faibles même si l’on a quelques exemples de retour tardif à la conscience.

Cela m’est confirmé par l’équipe médicale.

Il va donc s’agir d’une période critique durant laquelle tout devra être mis en œuvre pour favoriser une amélioration significative.

Je fais évidemment confiance à la compétence des soignants mais je sais que je ne pourrai pas me contenter d’une attitude entièrement passive et que je chercherai à m’impliquer, dans la mesure de mes faibles moyens.

Je recommence donc à explorer Internet, même en étant conscient que je n’aurai pas a priori les facultés de discernement nécessaires pour évaluer la pertinence des informations que je trouverai, appliquées au cas de Virginie.

Les semaines suivantes s’inscrivent dans la même routine, je suis tous les jours au chevet de Virginie en espérant pouvoir déceler ne serait-ce qu’un petit signe de reprise de conscience minimale, espoir régulièrement déçu.

Il lui arrive d’esquisser de brefs mouvements et je me prends à espérer, mais les médecins m’informent qu’il ne s’agit que de réflexes qui n’impliquent pas d’activité consciente.

Ils me recommandent d’essayer de prendre un peu de distance en m’accordant du temps pour des activités qui me distrairaient un peu de ma préoccupation permanente mais je n’y arrive guère, sachant que l’avenir de Virginie est en train de se jouer.

J’essaie de ne pas paniquer mais je n’ose à peine imaginer ce que serait notre vie si elle devait terminer ses jours dans cet état.

Je constate qu’elle est très bien entourée et qu’elle fait l’objet de soins constants pour lui assurer un état de confort minimal mais au-delà, je n’ai pas le sentiment que l’on tente quoique ce soit pour la sortir de là.

Je me décide à aller de nouveau interroger Martelli. Il apparaît qu’il n’existe pas vraiment à ce jour des traitements spécifiques pour cette pathologie de lésions axonales entraînant l’état végétatif, le travail des équipes médicales consiste surtout à veiller au bien-être des patients par une surveillance rapprochée dans le but de détecter tout signe alarmant pouvant traduire une dégradation.

Je tombe sur le Net sur un article qui me semble prometteur : une molécule bien connue pour son effet favorisant le sommeil : le zolpidem, commercialisé sous le nom de Stilnox, s’est révélée pratiquement miraculeuse pour faire sortir une patiente de son état de conscience diminuée.

Pendant plusieurs heures, elle semble instantanément être revenue à un état de conscience tout à fait normal : «Une patiente qui se met alors à parler avec son mari, prend des nouvelles de ses enfants, déjeune tranquillement, part en promenade dans la campagne autour de chez elle… avant de sombrer, presque aussi subitement, dans son état initial. Jusqu’à la prochaine prise du traitement, qui lui offrira à nouveau quelques heures de conscience.»

Je ne peux m’empêcher d’en parler encore à Martelli et il a vite fait de doucher mon enthousiasme, d’après lui, ce traitement qui doit encore faire ses preuves, ne peut agir que sur des personnes qui se trouvent dans un état de conscience altérée, qui est même supérieur à l’état de conscience minimale, qui représente le prochain stade espéré chez Virginie.

Je relis l’article attentivement et je ne peux que constater qu’il a raison, il va falloir que je sois beaucoup plus circonspect à l’avenir.

Ma vie s’organise comme elle peut, je passe mes soirées à écouter de la musique ou à me réfugier dans la lecture de mes auteurs favoris en particulier Michel Bussi.

Et là, je reçois un choc à la lecture de son ouvrage «Maman a tort», j’y découvre l’extrait suivant à propos d’un établissement médical, le Harper University Hospital de Philadelphie :

«Le seul laboratoire au monde à réparer les lésions cérébrales en implantant de nouveaux axones sur les neurones endommagés. Une équipe de trente neurochirurgiens diplômés au service des patients, assurait la plaquette publicitaire, un plateau technique unique aux États-Unis, un vaste parc arboré pour une convalescence paisible, une liste de personnalités américaines opérées avec succès déclinée sur trois colonnes, même si aucun des noms n’était connu en France.

Coût de l’opération : 680 000 dollars».

Instantanément, je file sur Internet pour visualiser le site de l’hôpital, cela semble effectivement assez prestigieux, on découvre un catalogue de spécialités dans pratiquement tous les domaines, qui mettent en œuvre, a priori, toutes les techniques de pointe actuellement disponibles.

Au chapitre neurochirurgie, je trouve mention d’une vingtaine de traitements, mais rien qui semble se rapporter à la transplantation d’axones.

Je me décide de nouveau à prendre l’avis de ChatGPT, j’y trouve bien une confirmation de l’existence de cette pratique :

«Une approche possible pour régénérer les axones est de les implanter sur des neurones endommagés. Cette technique est également appelée « transplantation d’axones ». Dans cette approche, des axones sont prélevés sur des cellules nerveuses saines, puis sont implantés sur les neurones endommagés. Les axones implantés peuvent alors se connecter aux neurones voisins et restaurer la fonction nerveuse.»

Mais…

«Cependant, cette technique est encore en développement et nécessite une recherche plus approfondie pour être appliquée de manière sûre et efficace chez l’homme. De plus, il est important de considérer les effets potentiels à long terme de cette technique, tels que la formation de tumeurs ou de complications immunologiques»

Alors, je suis porté à conclure que Michel Bussi a simplement utilisé sa liberté d’auteur de fiction en anticipant une thérapie encore en gestation.

Je lutte en permanence contre le découragement et les épisodes de sinistrose.

Les soirées sont particulièrement difficiles. La nuit dernière, vers 3 heures du matin, je me suis réveillé dans le canapé de la salle à manger. Je me suis demandé ce que je faisais là et j’ai obtenu une réponse instantanée à la vue de l’état de la bouteille de whisky abandonnée sur le sol.

J’ai commencé, il y a quelques temps, par en boire un verre comme réconfort bien justifié dans ce contexte difficile, puis, au fil des jours, je m’en suis autorisé plusieurs. Attention, danger ! Je dois me ressaisir.

Heureusement, Karine m’appelle régulièrement et cela me fait du bien, elle me laisse espérer une nouvelle visite à l’occasion des vacances de Pâques.

J’en viens à me demander si je vais poursuivre mes visites quotidiennes à l’hôpital, j’en ressors régulièrement démoralisé. Je vois bien que Virginie est bien traitée, on lui prodigue des soins quotidiens destinée à assurer son bien-être mais par ailleurs, je ne voudrais pas que l’on cesse de la considérer comme un être humain à part entière, d’où l’importance de tenter toute forme de communication même si elle n’est pas payée de retour.

J’ai néanmoins un très bon contact avec Corinne Charles, l’infirmière qui s’occupe d’elle plus particulièrement. Elle la surveille de près et lui témoigne des marques d’affection en lui parlant et lui prodiguant des pressions amicales pendant les soins.

Cela fait maintenant un mois et demi que Virginie est hospitalisée sans que l’on constate la moindre amélioration.

Je pense que je vais devoir un jour admettre que la situation est sans espoir mais je n’en suis pas encore là et je suis décidé à lancer toutes mes forces dans la bataille même si l’on peut craindre qu’elle soit perdue d’avance.

Je prends conscience de la dérisoire grandiloquence de ma formulation mais je sais aussi que je ne peux toujours pas me résigner à la passivité face au drame que représenterait pour moi la perspective de la voir terminer son existence dans cet état, avec en plus, tous les risques de dégradation plus ou moins rapide.

Il faut par contre que je prenne soin de moi en essayant de m’imposer une hygiène de vie qui me permette de tenir le coup, au physique, comme au mental.

Je décide de me programmer deux heures d’exercice le matin, musculation et running, comme on dit à présent. Je vais commencer doucement car je souffre encore un petit peu de mes côtes cassées. Et puis, le soir, période critique, je dois me trouver des dérivatifs, tantôt restaurant, tantôt cinéma.

Je n’ai pas beaucoup d’amis et je ne me vois pas trop leur infliger ma compagnie dans ces circonstances, mais j’apprécie au moins beaucoup de pouvoir communiquer avec Corinne Charles.

Elle a manifestement une grande expérience dans le domaine du relationnel avec les familles et elle n’hésite pas à prendre le temps nécessaire à nos échanges.

Parmi les pistes que je peux trouver sur le Net, je rencontre la stimulation trans-crânienne à courant continu, et également la stimulation du nerf vague, celui qui dessert une grande partie des organes en provenance du cerveau et qui véhicule les informations dans les deux sens.

Je suis bien conscient de la vanité de mes tentatives mais je ne peux m’empêcher d’en faire part à Martelli dès que j’en ai l’occasion, il fait preuve d’une certaine bonne volonté pour me répondre car il est également bien au fait des doutes et des difficultés que rencontrent les proches.

Et puis, un événement nouveau allait me donner matière à réflexion.

Je quittais l’hôpital pour rejoindre mon domicile lorsque je fus pris, une nouvelle fois, de l’envie de faire une pause aux toilettes. Pour je ne sais quelle raison, alors que je me contente habituellement d’utiliser les céramiques prévues à cet effet, cette fois-ci j’eus l’idée de me réfugier dans l’intimité d’un cabinet privé.

Je venais de finir, comme on dit plaisamment, d’expédier les affaires coulantes et je m’apprêtais à repartir lorsque je fus témoin d’une conversation entre deux infirmiers qui venaient de pénétrer dans les lieux, et étant donnée la tournure qu’elle prenait, je jugeai préférable de lui consacrer toute mon attention, en me faisant discret pour ne pas révéler ma présence.

Bon, une pause s’impose !

– Oui, quoique aujourd’hui ça a été plutôt calme !

– Forcément, on a perdu Dumont et Marguery.

– Ah oui, où est-ce qu’ils sont passés ces deux-là ?

– Bah, Dumont de retour chez lui et Marguery en unité de soins longue durée, je sais plus trop où.

– il va bientôt plus nous rester que Dambremieu à ce train là.

Non, les places libres sont rapidement pourvues mais c’est vrai que Dambremieu, je la vois encore là pour quelques mois.

On dirait bien qu’elle est pas vraiment partie pour refaire surface un jour.

Non, j’y crois pas trop non plus, maintenant on est pas médecins…

Ouais bah même Martelli, il y croit pas d’après Corinne. En tout cas son mari, bonjour ! Il est tout le temps fourré chez le boss, il passe son temps à fouiller sur Internet et chaque fois qu’il trouve une info qui se rapporte à la question, il débarque chez lui pour lui demander son avis, il paraît que c’est toujours des nouvelles sur des recherches à la pointe qui déboucheront peut-être sur quelque chose dans 5 ou 10 ans.

Bon, c’est pas le premier qu’on a connu qui réagit comme ça, faut se mettre à leur place aussi, tu as forcément eu une formation sur la gestion des proches, non ?

– Oui, mais c’est sûr que lui, il serait visiblement vraiment prêt à tout tenter pour sortir sa bonne femme de là.

– Bon bah on va le diriger vers Azoulay…je déconne bien sûr, m’enfin évite quand même de lui en parler, on sait jamais !

– Parler de qui, tu dis ?

Ah oui c’est vrai, t’es pas là depuis longtemps toi.

– Non, mais dis moi !

– Bon, Il y a de ça quelques années, Martelli fonctionnait en tandem avec un certain Simon Azoulay, c’était un mec assez brillant dans son domaine, la neurologie bien sûr, au moins autant que Martelli, et en plus, neurochirurgien. Mais ça n’a pas duré éternellement, Martelli est du genre conservateur, déontologie, principe de précaution etc…mais l’autre, il était prêt à tenter pratiquement des expériences pour réussir à sortir les patients de leur état, quitte à accepter de prendre des risques excessifs. Finalement, il a quitté le service au bout d’un an, heureusement, sinon, ça aurait pu tourner au vinaigre entre les deux…

– Eh ben c’était un cas celui-là et qu’est-ce qu’il est devenu ?

– Oh bah paraît qu’il s’en est plutôt bien sorti, il s’est fait embaucher dans une clinique à un poste important et il a fini par hériter de la place du directeur qui partait en retraite, ça s’est fait tout naturellement vu qu’il avait en plus trouvé le moyen d’épouser sa fille…

Pas mal ! et il continue ses expériences là bas ?

– Ca, écoute, j’en sais rien, on l’a perdu de vue, il n’y a que Corinne, je crois qui a gardé quelques temps le contact avec lui.

Oui, sûr que Corinne, c’est une femme de contact !

Pourquoi tu dis ça ?

Bah t’as pas vu comment elle le cajole le Dambremieu ?

– Non, j’ai pas trop remarqué, mais ça fait partie de son boulot.

– Peut-être pas à ce point là.

– Allons bon t’es jaloux ?

– Ca va pas non, elle a pas loin de 55 balais, je suis quand même pas gérontophile !

– Ah ouais, t’as jamais fantasmé sur ta belle-mère ?

– Non pas trop…bon sur ce, j’y retourne, il me reste encore deux heures.

Oui bah moi, il me reste la nuit…

– OK, bon courage !

Bien, si je voulais un point sans concessions sur la situation, je suis servi. Il apparaît donc pratiquement certain que l’état de Virginie est sans issue.

Je vais devoir intégrer cette vérité et cela ne va pas être facile à avaler, ensuite je devrai décider d’une conduite appropriée, en fait j’ai le choix entre la résignation pure et simple et la recherche de solutions qui seront forcément comme on dit «borderline».

Quant au commentaire sur l’attitude de Corinne, il me paraît un peu fantaisiste mais cela m’incite au moins à continuer à rechercher auprès d’elle tout le réconfort qu’elle peut me fournir, peut-être plus si affinités bien que je n’aie pas vraiment le coeur à cela en ce moment .

Quoiqu’il en soit, je ne manquerai pas de lui apporter une boite de chocolats à ma prochaine visite, les petits cadeaux entretiennent (au moins) l’amitié.

Cette semaine, elle a des horaires de travail classiques et termine à 18 heures, elle est bien occupée dans la journée car deux nouveaux patients sont arrivés en provenance du service réanimation. Je décide de l’inviter à boire un verre à la fin de son travail. Elle me répond qu’elle est généralement pressée pour pouvoir prendre son train dans les délais, je ne peux pas lui proposer de la raccompagner puisque je n’ai pas encore récupéré mon véhicule et que je suis sous le coup de la suspension de permis pendant encore cinq mois.

Elle me propose alors comme alternative que l’on déjeune ensemble durant la courte pause du midi dans un petit restaurant des environs. Accepté, bien sûr.

Nous commençons, sans surprise, par évoquer le cas de Virginie et je lui laisse entendre que je ne nourris plus aucun espoir de la voir s’en sortir. Elle essaie de me réconforter mais sans conviction excessive, ce qui est également révélateur…

J’amène ensuite la conversation sur des généralités concernant l’organisation du service et je fais semblant de m’étonner qu’il ne soit pas plus étoffé au niveau des médecins. Comme attendu, elle me répond que cela n’a pas toujours été le cas et que Martelli a eu un adjoint dans le passé. Ensuite, elle déroule sans trop se faire prier et je finis par apprendre que Simon Azoulay fonctionne à présent à la clinique «Reine Blanche» dans la banlieue de Rouen. Elle ne me fera aucune autre confidence le concernant mais j’ai au moins l’information qui me manquait.

Plus ou moins consciemment, ma décision est prise et je rejette l’option résignation.

J’ai des contacts réguliers avec Karine ainsi qu’avec ma mère mais je m’abstiens de les impliquer dans mes réflexions et les décisions qui pourraient en découler.

Je prends des nouvelles de la voiture et l’on me dit que je devrais pouvoir la récupérer d’ici une trois semaines au plus.

Après avoir passé une bonne quinzaine dans les atermoiements, je me décide à entrer en contact avec Azoulay. J’obtiens un rendez-vous pour la semaine suivante, par l’intermédiaire de son secrétariat.

Comme d’habitude, je choisis la solution de confort que me permettent mes finances et je me fais déposer en taxi à la clinique qui se situe à Bois-Guillaume près de Rouen, il fait très beau ce qui bat en brèche la peu flatteuse réputation de Rouen, pot de chambre de la Normandie.

Je ne sais pas du tout où je mets les pieds pour dire les choses simplement et je commencerais presque à avoir des doutes sur le bien fondé de ma démarche, mais je n’ai pas le temps de les laisser s’installer car je suis rapidement introduit dans le bureau du directeur Simon Azoulay.

Je découvre un petit homme énergique au regard vif derrière des lunettes cerclées d’or âgé d’environ 45-50 ans, prématurément dégarni. L’impression générale est très favorable, il s’extirpe de son fauteuil pour venir m’accueillir et me faire asseoir.

Après avoir bien pris le temps de m’observer, il engage la conversation :

– Bonjour Monsieur, que puis-je faire pour vous ?

Eh bien, je viens vous voir car mon épouse, suite à un traumatisme causé par un accident de voiture, se trouve actuellement en état végétatif avec un diagnostic de lésions axonales diffuses.

– Oui, c’est une situation bien difficile, j’imagine qu’elle est hospitalisée ?

C’est exact, mais pour différentes raisons, j’ai pris la décision de la changer d’établissement et j’ai pensé au vôtre.

– Et quelles raisons vous motivent pour ce changement ?

– En un mot, je ne suis pas sûr que l’équipe médicale fasse tous les efforts possibles pour la sortir de là.

– Ah, vous avez des raisons particulières de douter de leur compétence ?

Non mais, Il me semble qu’ils ont une attitude trop timorée et qu’ils refusent d’envisager l’essai de nouveaux traitements.

– quels nouveaux traitements, par exemple ?

– On en trouve beaucoup sur les sites Internet et c’est en évolution constante.

– Sans doute, mais ce que l’on trouve sur Internet, ce sont très souvent des annonces sur des pistes de recherche qui sont très prometteuses mais qui sont encore loin du stade opérationnel.

– Oui, j’en suis conscient, mais il me semble quand même que certaines pourraient être tentées. Ne rien faire, c’est pratiquement se résigner à ce que ma femme termine ses jours dans un état de légume en attendant les complications qui peuvent finir par arriver, avec, au final, la question de la prise de décision de la débrancher.

– Depuis combien de temps votre femme est-elle dans cet état ?

Un peu plus de deux mois.

– C’est un peu tôt pour désespérer.

– Oui, mais j’ai lu quelque part qu’au-delà de 3 mois, les chances de sortir d’un état végétatif deviennent très réduites.

Euh…Il n’y a pas vraiment de statistiques fiables sur cette question, on a l’habitude de déclarer une personne en état végétatif chronique à l’issue d’une douzaine de mois à la suite d’un traumatisme.

Mais puis-je savoir ce qui vous a conduit à envisager un transfert dans mon établissement plutôt qu’un autre ?

– Eh bien, j’ai entendu dire que vous aviez une attitude, comment dire, plus ouverte sur cette question, en ce qui pourrait concerner de nouvelles pistes de traitements.

Ah oui, dites moi un peu quelle est l’origine de cette information.

C’est là que l’on en arrive au point le plus délicat, je ne vais pas chercher à tourner autour du pot et je vais jouer cartes sur table.

– Ma femme se trouve actuellement hospitalisée à l’hôpital de Poissy dans le service du docteur Martelli et j’ai eu l’occasion d’ y entendre des propos vous concernant qui laissaient entendre que vous aviez parfois des différences d’approche sur les principes applicables aux traitements des patients.

– Oui, je supposais bien que c’était là votre source. Il est indéniable que je ne voyais pas toujours les choses à sa façon, mais pour autant, il ne faudrait pas tirer des conclusions trop hâtives sur mes dispositions à me lancer dans des pratiques aventureuses.

Non, non bien sûr, je n’imagine pas que ce soit le cas, mais il peut y avoir peut-être un moyen terme entre l’immobilisme et le risque excessif…

– Vous savez, Monsieur, dans le milieu médical, une réputation est longue à s’établir mais elle peut être très rapidement détruite, nous sommes soumis à un code de déontologie strict particulièrement dans le domaine des soins aux personnes en état de conscience diminuée comme votre femme.

Oui, je comprends…

De plus, le cerveau est un domaine extrêmement complexe et il faut s’y aventurer avec prudence car, en un mot, on risque souvent d’y faire plus de mal que de bien.

– …

Bref, même si l’on devait donner suite à votre demande de transfert, je ne pourrais pas m’engager sur la mise en œuvre d’un nouveau traitement avant d’avoir pris connaissance de son dossier médical bien sûr, et surtout sans aucune garantie de résultat, comme vous pouvez vous en douter.

Je vous suggère de prendre encore un petit peu de temps pour la réflexion, disons une semaine, et si vous persistez dans votre volonté de transfert, il faudra alors en aviser Martelli et lui demander de me transmettre le dossier médical.

Voilà Monsieur et tâchez de garder le moral même si les conditions ne sont pas des plus favorables, je m’engage à étudier soigneusement le cas de votre femme et je vous ferai part de mes conclusions en toute sincérité.

Sur le chemin du retour, je ne peux m’empêcher de penser que l’entretien s’est révélé plutôt expéditif, mais pour autant, je suis pas vraiment surpris par son attitude, je ne pouvais pas m’attendre à une autre réaction, il ne me connaît pas et il n’allait pas se «mouiller» davantage en me laissant clairement espérer un engagement de soins à la limite des pratiques admises, voire même au-delà…

Je suppose que cette semaine de réflexion qu’il m’accorde va également être mise à profit pour qu’il se renseigne plus avant sur mon cas.

Je ne serais pas autrement surpris qu’il téléphone à Corinne, car il se trouve dans une situation un peu délicate. J’ignore dans quelles conditions la rupture s’est effectuée avec Martelli et quel est le sentiment présent de ce dernier envers son ancien collaborateur.

Par ailleurs, en fin de compte, je ne connais pas du tout Azoulay. Quelles sont ses motivations profondes ? Il semble clairement ambitieux, en témoigne la réussite de sa carrière, est-ce qu’il souhaite se lancer dans des travaux novateurs qui lui vaudraient une certaine renommée ou est-il au moins sincèrement concerné par la situation des personnes en détresse mentale. Est-il intéressé par l’argent, tout le monde l’est, j’en sais quelque chose, mais jusqu’à quel point ?

Je me trouve aussi objectivement dans une situation délicate avec Corinne, elle est en droit de me reprocher d’avoir en quelque sorte trahi sa confiance pour lui tirer les vers du nez, mais , bon, je ne vais pas culpabiliser plus que de raison, sachant que ce qui m’importe avant tout, encore une fois, c’est le devenir de Virginie.

De retour chez moi, je reçois un appel du garagiste qui m’informe que ma voiture est prête, je lui explique ma situation et il va me la faire livrer, je devrai attendre encore quelques mois avant de pouvoir l’utiliser.

Ma mère me réclame de nouveau un droit de visite de Virginie et je vais devoir m’en occuper bientôt, pour le moment, j’attends d’en savoir plus sur l’issue de ma démarche.

La semaine s’écoule sans rien de nouveau, Il m’appartenait d’aviser Martelli de ma décision, mais je ne sais pas si Azoulay a pu contacter Corinne ; Toujours est-il que je ne constate pas de changement dans son attitude à mon égard.

Le lundi suivant, je confirme ma décision auprès d’Azoulay et je vais en faire part à Martelli.

Il est pour le moins interloqué et il tombe de haut en apprenant que j’ai eu connaissance de l’existence d’Azoulay, je tâche de lui fournir une explication de circonstance en prétendant que je souhaite m’installer en province pour y entamer une nouvelle vie. Tenté par la Normandie, où j’avais fait mes études, j’ai fait des recherches sur les établissements de santé appropriés et j’ai finalement retenu la clinique «Reine Blanche». Il a la délicatesse de faire semblant de me croire…

Je lui indique quand même que la décision de transfert n’est pas encore définitivement actée et qu’elle dépendra de la conclusion d’Azoulay au vu du dossier médical de Virginie.

Il ne se permet aucun commentaire ce qui est quand même plutôt de bon aloi.

Il s’engage à transmettre le dossier médical dans les meilleurs délais.

A présent, Corinne…je crois utile de lui préciser que je n’ai pas mentionné la source locale de mes informations pour ne pas la mettre en difficulté auprès de Martelli, ce qui lui permettra de nier toute implication dans cette affaire, même si Martelli aura forcément des doutes sérieux.

Elle perçoit bien la motivation derrière tout cela mais elle se réfugie également dans une réserve qui lui interdit tout autre commentaire sur ma décision et a fortiori sur la personnalité d’ Azoulay. Il est clair qu’à partir de maintenant et pour le peu de temps qu’il reste, notre relation va devenir de plus en plus distante…

Martelli a tenu parole et une dizaine de jours plus tard, je reçois un appel d’Azoulay qui m’invite à venir le rencontrer de nouveau.

Je refais appel au taxi pour parcourir les 120 kms qui séparent la clinique de mon domicile, ce n’est certes pas le mode de transport le plus économique, mais compte tenu des circonstances d’une part et de mes moyens d’autre part, je ne vois pas la nécessité de chercher une alternative.

Le rendez-vous est fixé à 15 heures et Azoulay me reçoit instantanément, ce que j’apprécie.

– Bien Monsieur, j’imagine que ce qui vous préoccupe principalement, c’est de connaître ma décision : Elle est positive, j’accepte de recevoir votre femme dans ma clinique.

Martelli m’a rapidement transmis son dossier, ce qui m’a laissé le temps d’une étude exhaustive, la situation est préoccupante mais nous en sommes tous conscients et je vous précise de nouveau que je ne peux en rien m’engager sur la perspective d’une issue favorable.

Je vous ferai visiter la clinique et vous pourrez constater que nous sommes dotés de tout l’équipement nécessaire dans le domaine de la neurologie et neurochirurgie, enfin, dans des limites raisonnables, bien sûr…nous n’avons pas les moyens d’une grande université médicale américaine.

Je vais commencer par mettre en œuvre des techniques assez peu invasives telle la stimulation magnétique trans-crânienne, elle utilise des champs magnétiques pour induire des courants électriques dans des régions ciblées du cerveau, en l’occurrence, bien sûr, celles où des lésions axonales ont pu être observées.

Il faudra se donner le temps utile pour analyser les résultats éventuels à l’aide des outils d’imagerie médicale. J’estime cela à environ 3 mois.

Une variante que je retiens également consiste en l’implantation au niveau du thorax d’un générateur relié à une électrode qui stimule le nerf vague, lequel relie le cerveau à des organes majeurs. La technique est habituellement utilisée pour traiter l’épilepsie mais on a vu un cas où elle a pu avoir un effet incontestable, bien que peu durable, sur la conscience d’un patient en état végétatif depuis de longues années. C’est une petite intervention chirurgicale que nous pratiquerions bien sûr dans les meilleures conditions de sécurité.

Je compte un délai similaire pour évaluer les résultats attendus.

Il faut comprendre que nous partons sur des perspectives de traitements à long terme et que nous devrons prendre le temps de bien mesurer leur impact.

Ensuite, au besoin, l’étape suivante pourrait être l’utilisation de substances que l’on appelle les facteurs de croissance nerveuse, mais je ne développe pas pour le moment, ce serait prématuré.

Sur un plan pratique, vous devez savoir, que nous fonctionnons à l’écart du système de soins conventionné et qu’en conséquence, vous devrez vous attendre à faire face à des coûts importants en raison d’abord des dépassements d’honoraires mais aussi des traitements spécifiques que je pourrais être amené à mettre en œuvre. Est-ce que cela peut être problématique pour vous ?

– A priori, non, car je m’y attendais forcément, mais tout dépend quand même de l’ordre de grandeur.

Cela dépendra bien sûr de la nature et de la durée des traitements, indépendamment des frais d’hébergement et de soins quotidiens dont il ne faut pas sous-estimer l’importance.

Comme dans le cadre du service du Dr Martelli, en plus des neurologues, bien sûr, nous employons des kinés, des psychomotriciens et des infirmières spécialisées, je suis moi-même neurochirurgien comme vous le savez sans doute, de même que mon épouse qui me seconde dans ma fonction.

Je vous demanderai des versements au fur et à mesure des traitements, mais bien sûr, je ne sais pas encore jusqu’où nous devrons, et également nous pourrons les poursuivre. Dans un premier temps, une avance de 50,000 euros devrait nous permettre de faire face pendant plusieurs mois.

Il existe sans douté également des possibilités de prise en charge partielle par votre mutuelle.

Je comprends votre désir de tout tenter mais je ne vous entraînerai pas dans des directions qui ne mèneraient à rien et je ne me permettrai pas de pratiquer ce que l’on nomme l’acharnement thérapeutique, que l’on a d’ailleurs rebaptisé récemment «obstination déraisonnable», il faut bien évoluer…

A l’issue d’une semaine consacrée aux derniers arrangements, Virginie est transportée à Bois-Guillaume. Elle est installée dans une chambre très confortable ainsi qu’on peut s’y attendre pour une clinique de cette catégorie.

Je vais pouvoir à présent faire venir ma mère, et comme Karine a également souhaité revoir Virginie, elle se chargera d’emmener sa grand-mère et je profiterai de l’occasion pour qu’elle me prenne également à Maisons-Laffitte, direction la Normandie.

Nous arrivons à Rouen vers 13h30 et d’un commun accord, nous décidons de commencer par un petit repas sympa dans un bon restaurant. Il s’en trouve sans difficulté sur la place du Vieux Marché et nous choisissons celui qui se présente comme la plus vieille auberge de France.

Je n’ai pas souhaité rentrer dans les détails durant le trajet, mais à présent, le moment est arrivé. Je dois m’expliquer…

J’ai décidé tout cela sans même en parler à Karine mais il me paraît évident que je dois recueillir son assentiment sur le principe. Elle sait bien que je suis déterminé à tout tenter et que c’est dans cet esprit que j’ai contacté Azoulay, mais je dois la persuader que je ne suis pas disposé pour autant à prendre tous les risques. Elle semble moyennement convaincue et surtout, réserve son jugement sur Azoulay dans l’attente de le rencontrer.

Ma mère est par nature plus disposée à me faire confiance d’emblée.

Le repas est délicieux et malgré un temps maussade, nous décidons de nous accorder une petite demi-heure de promenade digestive en allant visiter la fameuse tour du Gros Horloge et puis nous poussons jusqu’à la place de la cathédrale.

A l’arrivée à la clinique, après avoir été accueillis par Azoulay, ma mère demande à être conduite auprès de sa belle-fille tandis que nous sommes reçus dans le bureau du Directeur.

Je l’informe d’emblée que ma fille est psychiatre de profession afin qu’il puisse adapter sa communication ; Au bout d’un moment, je juge préférable de les laisser entre eux et je m’en vais rejoindre ma mère.

Je la trouve penchée vers Virginie, elle est ne peut s’empêcher de lui prendre la main et de lui toucher le visage dans le but de se persuader qu’elle est bien en face d’un être humain.

Elle se déplace ensuite pour me serrer dans ses bras, ce qui remplace toutes les bonnes paroles.

Après une vingtaine de minutes passées auprès de Virginie sans rien nous dire, comme si l’on veillait une défunte, nous sommes rejoints par Karine et Azoulay et nous prenons congé.

Les premières impressions de Karine ne sont pas négatives, elle souscrit globalement au protocole de soins qui lui a été présenté mais elle me demande instamment de la tenir au courant du suivi et des évolutions qui pourraient survenir aussi bien dans l’état de Virginie que des pistes de traitement envisagées par Azoulay, ce que j’accepte bien sûr car je ne me vois pas valider de nouvelles tentatives médicales sans prendre son avis.

Durant le mois suivant, je multiplie les visites à la clinique ce qui m’impose un rythme de déplacements assez fatiguant et accessoirement coûteux. Il m’arrive de repenser à l’excuse que j’avais fournie à Martelli pour justifier le transfert et j’en viens à me demander si dans le fond, une installation même provisoire à Rouen ne serait pas la meilleure solution dans le contexte actuel, l’idée est à creuser…

J’ai eu l’occasion d’assister à la première séance de stimulation transcranienne, je m’attendais à voir une sorte de casque d’électrodes sur la tête de Virginie, mais en réalité, je constate qu’il s’agit simplement d’une bobine électrique placée à la verticale sur un emplacement préalablement déterminé et qui est connectée à un stimulateur qui délivre les impulsions ainsi qu’à un système de navigation qui permet de localiser précisément la région à traiter.

On commence par des séances d’une dizaine de minutes et on augmentera progressivement jusqu’à la fin des trois mois de traitement.

Je passe généralement environ une à deux heure auprès de Virginie et je m’intéresse aux soins quotidiens qu’on lui prodigue. J’arrive en milieu d’après-midi après avoir déjeuné en ville.

Je suis confortablement installé dans un fauteuil à son chevet, et hier je me suis endormi quelques brefs instants, qui furent cependant suffisants pour m’occasionner un très sale cauchemar.

Je me trouvais dans ce qui ressemblait à une salle d’audience criminelle, face à une rangée de personnages en costume sombre et au visage blafard avec des traits indiscernables.

Au milieu de la salle, on pouvait distinguer une sorte de cercueil dans lequel se trouvait une forme, elle aussi, assez floue mais qui, à l’évidence, ne pouvait être qu’une représentation de Virginie.

A un moment donné, tous les personnages se levèrent et deux huissiers vinrent me prendre par les bras pour me faire asseoir sur une chaise équipée de lanières avec lesquelles ils m’attachèrent. Puis on mit en place un équipement consistant en un casque muni de pointes à l’intérieur, connecté à un générateur qui bientôt fut mis en marche.

Alors les pointes me pénétrèrent le cerveau et il s’avéra que c’était en réalité des seringues qui commencèrent à me pomper littéralement la substance cervicale.

Elles étaient connectées à des longs tubes plastiques raccordés quelque part à la forme dans le cercueil qui se mit progressivement à se redresser pour finir par me lancer un rictus de haine en pointant vers moi un doigt accusateur, tandis que je souffrais le martyre en m’affaiblissant progressivement.

L’inconfort de ma position sur le fauteuil dût alors en arriver à un point qui causa mon réveil, ma tête ayant basculé vers l’avant.

Après avoir repris mes esprits, il m’apparut que le rêve était clairement une manifestation du sentiment de culpabilité que je continuais à éprouver.

Je me fis alors la promesse de réviser complètement ma conduite si par bonheur Virginie pouvait me revenir. La période qui s’annonçait pour nous avant l’accident pouvait s’avérer incertaine, la cohabitation permanente dans le cadre de la retraite n’était pas évidente, tant nous avions pris des habitudes de vie autonome.

Il allait falloir tout remettre à plat et nous efforcer de retrouver ce mode de relation fusionnel que nous avions connu pendant de longues années et qui nous avait si bien réussi…en tout cas, j’allais tout faire pour y parvenir.

De retour chez moi, j’ai un message de la responsable RH de l’entreprise de Virginie qui me demande des nouvelles. Je lui dis que l’état est stationnaire mais que nous attaquons des traitements nouveaux sans garantie de résultat.

Je commence, un peu par désœuvrement, à regarder les locations meublées disponibles sur Rouen, et puis je flashe sur une maison individuelle «en plein coeur du centre historique» 5 pièces, 90 m², 3 chambres.

Elle fait face à l’Abbatiale Saint-Ouen.

C’est objectivement trop grand pour moi tout seul mais je peux être amené à recevoir et qui sait si un jour je ne serai pas en situation d’héberger Virginie.

J’ai instantanément un rendez-vous avec l’agence et l’affaire est vite conclue d’autant que le logement est immédiatement disponible.

Je ne prends pas de décision pour le moment concernant Maisons-Laffitte mais je réalise que je n’y ai aucune attache particulière et que je n’éprouverais pas trop de regrets à m’en éloigner.

C’est donc une transition qui se concrétise dans un nouvel environnement avec une routine qui ne tarde pas à s’installer.

Je prends vite mes marques, le matin je m’astreins à une pratique sportive en allant courir le long des quais de la Seine, puis je remonte en ville, généralement à pied et je fais quelques courses dans les magasins d’alimentation près de mon domicile tout en visitant la ville.

J’apprécie le quartier des antiquaires près de la cathédrale et je me perds dans les rues pour le plaisir.

De retour chez moi, je me prépare un rapide repas et je m’octroie ensuite une petite sieste avant de partir à la clinique en prenant le bus qui dessert Bois-Guillaume.

L’absence de voiture commence à me peser un peu, encore deux mois avant de la récupérer…

Le soir, je reste rarement chez moi et je préfère me promener dans les rues animées de la ville à la recherche d’un nouveau petit restaurant à découvrir.

Mon moral est un peu meilleur mais je ressens néanmoins une certaine fatigue due sans doute à la période écoulée où j’ai toujours été sur la brèche et soumis à une forte anxiété.

Cela n’a pas échappé à Azoulay et il me recommande, à présent que Virginie est bien prise en charge, de prendre un peu de distance et, pourquoi ne pas m’accorder un peu de vacances pour me changer les idées. Nous pouvons rester en contact permanent et il s’engage à me donner des nouvelles si cela lui semble justifié.

Il est manifestement observateur car il a trouvé le moyen de remarquer que je me rends souvent aux toilettes et qu’en conséquence, je devrais sans doute m’inquiéter de l’état de ma prostate et de garder un œil sur les tests de PSA. J’en prends bonne note.

Je me suis soudain décidé à jeter un œil sur mes placements en réalisant que je ne l’avais pas fait depuis l’accident, soit plus de quatre mois. C’est bien la première fois que cela m’arrive mais j’avais des sujets de préoccupation autrement plus importants.

Je constate que plusieurs actions de mon portefeuille ont enregistré une baisse sensible. J’aurais pu la voir venir si j’y avais consacré mon attention habituelle et j’aurais pris des mesure de sauvegarde, mais à présent je n’ai plus qu’à m’armer de patience en attendant une remontée des cours qui devrait bien finir par arriver. Tant que ce n’est pas vendu, ce n’est pas perdu…

Je serais bien disposé à me laisser tenter par la suggestion d’Azoulay mais je ne sais pas comment organiser cette escapade. Je vais en parler à Karine, on approche de la période des vacances scolaires d’ été et peut-être pourrait-elle s’arranger pour se rendre libre dans la mesure ou elle réussirait à trouver une solution pour mon petit fils Enzo, à moins que nous décidions de passer tous les trois quelques temps à la maison de Carqueiranne, en intégrant également ma mère, malgré ses réticences à quitter son domicile. La famille resserrerait les rangs en cette période difficile.

Karine revient rapidement vers moi : Enzo a prévu de partir en camping avec des copains, certains possèdent une voiture et sont plus âgés que lui ; Karine les connaît et elle a assez confiance en eux. Difficile de lui refuser, ses résultats scolaires sont bons et le bac imminent s’annonce sous les meilleures auspices. Le père a également donné son accord, elle pourra partir l’esprit tranquille.

Nous avons donc toute liberté pour décider du programme, elle connaît sa grand-mère et elle est à peu près certaine qu’elle ne souhaitera pas se déplacer. Alors, plutôt que de passer dix jours tous les deux en tête à tête en ressassant inévitablement les éléments du problème, pourquoi ne pas faire un voyage qui nous ferait rencontrer d’autres gens et découvrir de nouveaux paysages.

Je retiens sa proposition et lui laisse le loisir de choisir la destination. Ce sera l’Égypte.

A moi d’organiser cela, je retiens évidemment une croisière sur le Nil, la chaleur sera au rendez-vous, mais il faudra s’en accommoder.

Je choisis un programme qui commence par deux jours au Caire, ensuite, nous prendrons l’avion pour descendre à Louxor et embarquerons sur un des 300 bateaux qui circulent sur le Nil, la croisière nous emmènera à Assouan et nous terminerons par la visite du site d’Abou Simbel.

J’avais un moment envisagé de naviguer sur le «Steam Ship Sudan» qui avait servi de décor à Agatha Christie pour son roman «Mort sur le Nil» mais j’ai réalisé que cette dépense pratiquement somptuaire ne se justifiait pas vraiment, je choisirai simplement un bateau de très bonne catégorie.

Et puis, cerise sur le gâteau pour finir : deux nuits hébergés au fameux hôtel «Old Cataract»

à Assouan.

Les arrangements sont vite bouclés et le départ est prévu au début de la semaine prochaine.

La veille du départ, je reçois un coup de téléphone du garagiste. Lors des travaux de carrosserie, son ouvrier avait trouvé un téléphone qui avait glissé sous le siège passager et s’était trouvé coincé sous l’armature. Il l’avait remis à son patron, mais celui-ci l’avait mis dans un coin et avait fini par l’oublier, il l’a retrouvé un peu par hasard et il va me le retourner, en me présentant ses excuses pour ne pas l’avoir fait plus tôt.

A l’évidence, cela ne peut être que celui de Virginie. Cela me fait une drôle d’impression, je pense que j’essaierai d’y avoir accès, c’est clairement justifié par les circonstances présentes.

*

Le voyage a été un enchantement comme on pouvait s’y attendre, ce n’était pas totalement nouveau pour moi, mais cela l’était pour Karine.

Je pensais pouvoir visiter le nouveau musée archéologique du Caire, dont on parle beaucoup, mais j’ai été déçu car il n’est pas encore ouvert. L’ancien a quand même de quoi étonner le visiteur avec la multitude d’objets qu’il présente. Et puis, les 3 pyramides du plateau de Gizeh, le Sphinx, la nécropole de Saqqarah

Ensuite, la remontée du Nil avec des temples tout le long du parcours, la vallée des rois dans ce site de granit qui accumule la chaleur (quel éblouissement au sens propre du terme), le temple de la reine Hatchepsout qui se distingue des autres par une certaine modernité architecturale.

Karnak, avec les 134 colonnes massives de sa salle hypostyle.

Enfin Le temple d’Abou Simbel édifié pour la plus grande gloire du pharaon Ramsès II.

Tout cela était quand même un peu fatiguant en raison de la chaleur et j’ai particulièrement apprécié les deux jours de repos dans le cadre magnifique de l’hôtel Old Cataract.

J’ai quand même été assez perturbé par mes problèmes urinaires, je n’en ai rien dit à Karine mais elle n’a pas manqué de le remarquer et elle m’a recommandé de m’en occuper sans tarder à mon retour.

Je vais le faire mais dans un premier temps, je suis surtout préoccupé par la perspective de pouvoir accéder au contenu du téléphone de Virginie.

J’appelle quand même mon généraliste et il me fixe un rendez-vous sous un délai de quatre jours, je m’en contenterai, malgré les sensations de brûlure que je ressens de plus en plus lors de la miction.

Évidemment, le téléphone est sécurisé par mot de passe. Ce n’est pas gagné d’avance. Généralement les gens ne s’embêtent pas à retenir des mots trop compliqués même si ils offrent les meilleures garanties de sécurité. On préfère habituellement choisir un mot qui se rapporte à quelqu’un ou quelque chose que l’on aime…J’essaie sans succès tous les prénoms de la famille, le nom de la villa de Carqueiranne, son parfum préféré, son chanteur préféré, son acteur préféré…

Chou blanc sur toute la ligne.

Alors je me décide à appeler Karine à l’aide. Après plusieurs suggestions, elle me fait remarquer que sa mère pratiquait la peinture durant ses rares moments de loisir, plus spécialement l’aquarelle. Je vais donc partir sur cette piste, en réalité, je n’en ai aucune autre.

Étant donné qu’elle valorisait la réussite professionnelle des femmes, à son image, je vais orienter mes recherches dans cette direction. Je finis par tomber sur une certaine Georgia O’Keefe, le prénom ne donne rien, le nom non plus, je revérifie et je constate qu’il y a deux «f», je tape alors «O’Keeffe». Et ça passe ! Fameux morceau de chance, comme disent nos amis anglo-saxons…

Je commence à naviguer dans les différentes applications, l’agenda ne m’apprend pas grand-chose, on n’y trouve guère que des rendez-vous professionnels, de même que la messagerie Mail, a priori entièrement dédiée au boulot à part quelques rendez-vous chez le coiffeur ou autres.

Je me décide alors à jeter un œil sur les SMS.

La plupart sont de la même veine, j’en trouve aussi qui m’étaient destinés ainsi qu’à sa fille. Et mon attention est attirée par un contact identifié «Franck». Je déroule la conversation en remontant à son début.

Et là…le ciel me tombe sur la tête.

– J’ai pas réussi à te joindre aujourd’hui, tu devais m’appeler.

– Pas eu le temps, désolé, tu vas pas m’en vouloir pour une fois ?

– mais non, on se voit ce soir ?

– pas possible, souviens-toi, je t’ai prévenu que je devais l’accompagner chez les Le Bras, j’ai rien pu faire pour y couper.

ça commence à devenir pénible tout ça, tu vas nous le faire durer encore longtemps ?

– je flippe, je sais pas quoi faire, je vais me retrouver en retraite et je vais pas pouvoir me permettre de foutre le camp en permanence sans qu’il finisse par se poser des questions, il est long à la détente mais quand même…

– oui, bah il va quand même falloir que tu prennes une décision un jour !

– facile à dire, maintenant, je me vois vraiment pas terminer ma vie avec lui, en cohabitation étroite, alors ça finira forcément par une rupture, d’un point de vue purement matériel, j’y perdrai pas mal.

– tu vas avoir une bonne retraite et la mienne est loin d’être médiocre, enfin dans l’hypothèse où tu te déciderais à partager ma vie.

oui, enfin, je te fais pas de promesses pour le moment, bon faut que je te quitte, je vais me faire belle pour les agapes de ce soir, Youpi !

– OK, n’oublie pas d’effacer.

– Bien sûr, tu vas pas me le dire à chaque fois et je suis quand même sécurisée par mot de passe

*

Je me suis réveillé dans un sale état, j’ai pris une biture systématique, pratiquement ce que l’on appelle du «binge drinking». Je me sens anéanti face à un vide définitif.

Je vais avoir beaucoup de mal à surmonter cela, je vais quand même essayer de comprendre mais pour le moment, ça ne va pas trop, au moral comme au physique avec mes douleurs mal placées.

Je décide de soigner le mal par le mal et je me rebranche sur la bouteille de scotch, je repars pour un petit tour entre les bras de Morphée, mais manifestement il n’est pas seul, et un mauvais plaisant s’amuse à m’envoyer des cauchemars plutôt flippants.

Le soir, au réveil, je m’inflige un traitement de choc : je m’oblige à boire de l’eau, pour changer, je mets la main sur un sachet de bouillon de poule et je l’avale sans réticence aucune, et puis l’ibuprofène ne sera pas superflue contre le mal de tête qui tape l’incruste, comme on dit maintenant.

Je m’interdis de penser pour le moment, je suis trop choqué. J’espère pouvoir dormir encore un peu cette nuit et j’aviserai demain matin.

En fait, j’ai encore passé deux jours et deux nuits dans un état lamentable, j’ai continué à boire plus que de raison et j’ai de plus en plus de mal à réagir, je me sens fiévreux et j’ai très chaud tout en étant parcouru de frissons.

Je profite ce matin d’une accalmie relative dans mes symptômes, avec l’esprit un peu plus clair, pour essayer de faire un retour sur l’évolution de ma relation avec Virginie et je réalise à quel point j’ai pu manquer de clairvoyance pour prendre la mesure de l’impasse dans laquelle nous nous engagions progressivement. Je m’étais autorisé quelques aventures passagères sans conséquences mais je n’avais pas imaginé qu’elle ait pu, elle aussi se risquer dans cette voie.

J’avais toujours pensé qu’elle était à l’origine de ce principe assumé de prise de distance entre nous et il m’apparaît soudain qu’elle attendait peut-être de ma part une implication plus nette dans la vie de notre couple plutôt que de laisser les choses aller à vau-l’eau.

J’en arrive à me remettre sérieusement en question et je ne suis pas loin de me prendre pour un pauvre type exclusivement motivé par la course à l’argent.

Je relis le SMS et je constate qu’elle ne répond pas sans réserve à la proposition de son amant, ce qui me laisse à penser qu’elle éprouve peut-être davantage de déception envers moi que d’attirance pour lui. On se raccroche à ce que l’on peut…

En fait, j’ai de plus en plus de mal à réfléchir correctement, mes idées sont de plus en plus embrouillées. La fièvre remonte instantanément.

Je ne retrouve plus mon téléphone ni celui de Virginie, je n’ai pas le choix, je vais tâcher de trouver la force de me rendre chez le médecin.

*

Après avoir essayé en vain de joindre son père pendant plusieurs jours, et inquiète de son état de santé, Karine se décida à déclencher une intervention à son domicile.

Elle contacta Azoulay qui s’y rendit personnellement. La porte n’était pas fermée à clef et il trouva Dambremieu allongé sur le sol, encore conscient mais tenant des propos incohérents.

Il le fit conduire en urgence à sa clinique en soins intensifs et il ne tarda pas à diagnostiquer une septicémie à un stade avancé. Les mesures d’urgence consistèrent à lui administrer des antibiotiques en le plaçant sous assistance respiratoire.

La situation se dégrada néanmoins assez rapidement, le sang avait déjà été très acidifié par la libération d’acide lactique et les poumons se trouvaient bien engorgés, le coeur étant soumis à rude épreuve. L’organisme n’avait plus la force de réagir.

Alain Dambremieu mourut dans la nuit du 8 au 9 mai 2023.

***

II

Karine avait été prévenue le 8 mai en fin d’après-midi que l’état de son père se détériorait rapidement et que le pire était à craindre, elle s’apprêtait donc à prendre la route dans l’espoir de pouvoir le voir une dernière fois mais elle reçut un nouvel appel l’informant que le décès venait de se produire.

Elle décida sagement de reporter le trajet au lendemain matin puisque malheureusement, il n’y avait plus aucune urgence.

Les jours qui suivirent furent consacrés aux formalités diverses qui s’imposent en pareil cas jusqu’aux obsèques qui eurent lieu à Maisons-Laffitte.

Ensuite, seulement, elle se permit de laisser libre cours à son chagrin et après quelques jours de prostration, elle reprit le dessus et entreprit de considérer la situation de sa mère et les mesures qu’elle pourrait avoir à prendre.

Il lui parut raisonnable de laisser aller à son terme le traitement de stimulation en cours à la clinique d’Azoulay.

Il y eut malgré tout une alerte. Pour une raison inconnue, Virginie subit une baisse soudaine de ses défenses immunitaire et fut donc placée en chambre stérile ; Fort heureusement, la situation se rétablit au bout de quelques jours.

Pour la suite, il s’agissait d’un opération chirurgicale légère qui consiste à introduire un générateur électrique au niveau du cou afin de stimuler le nerf vague. Ensuite, le dispositif fonctionne de façon autonome et nécessite simplement un minimum de maintenance.

Elle décida alors d’accueillir sa mère à son domicile, la succession de son père allait lui offrir une aisance matérielle qui permettrait sans problème d’assurer les meilleurs soins possibles en s’entourant d’un personnel qualifié.

Si un problème de place ou de commodité venait à apparaître, elle pourrait toujours envisager un déménagement dans un logement plus approprié.

Durant les trois mois suivants, il n’y eut aucun changement notable dans l’état de Virginie, si ce n’est l’apparition de petits mouvements sporadiques de plus en plus fréquents.

Difficile de savoir s’il s’agissait là d’actes purement réflexes ou d’un début d’évolution vers un état de conscience plus élevé.

Comme elle restait en relation avec Azoulay, qui devait au moins, même de loin, continuer à superviser son traitement en cours, elle lui signala le fait.

Il avait fait quelques déplacements durant la période écoulée, il possédait une moto puissante et le trajet de Bois-Guillaume à Blois lui prenait entre 2h30 et 2h45, selon ses dispositions à respecter (relativement…) les limitations.

Karine était satisfaite de constater qu’il assurait toujours un suivi de son ancienne patiente, même dans le contexte d’un état stationnaire.

Cette fois-ci, Il manifesta un certain intérêt et lui demanda de poursuivre des compte-rendus réguliers en attendant qu’il puisse se libérer pour une nouvelle visite.

A partir de ce moment, les choses évoluèrent plus rapidement.

Alors qu’elle était occupée à remettre en place les oreillers de sa mère, elle eut l’impression inhabituelle d’être suivie par un regard posé sur elle et en réitérant quelques déplacements, elle constata que c’était bien le cas. Virginie avait clairement pu détecter un mouvement, ce qui était bien la première manifestation d’un état de conscience minimale.

Azoulay témoigna d’un certain enthousiasme à l’annonce de la nouvelle, de fait, les traitements en cours n’avaient pas jusqu’alors fait preuve de leur efficacité et c’était clairement un soulagement de pouvoir enregistrer un progrès.

Et puis, les symptômes positifs se poursuivirent, Karine ayant testé l’impact de la musique, sa mère y réagit, en laissant apparaître des signes de satisfaction ou au contraire de contrariété en ouvrant grand ou plissant les yeux selon le cas. Bizarrement d’ailleurs, ses goûts semblaient la porter vers des musiques modernes qu’elle n’aimait pas jusqu’à présent.

On en arriva alors à des réactions inattendues à ce stade, Karine ayant fait un mouvement involontaire de la main pour inciter sa mère à se déplacer vers la gauche, elle eut la surprise de constater qu’elle faisait des efforts pour bouger sa jambe qui finit par reculer de quelques centimètres.

Au bout de quelques semaines, Virginie s’avéra en capacité de prononcer des mots simples traduisant ses sensations ou ses sentiments : «soif», «sommeil», «mal», «peur», «Va t’en», «méchant». Les derniers troublèrent fortement Karine d’autant qu’ils étaient accompagnés d’une expression de souffrance indéniable. Et puis soudain, des bribes de phrases : «suis là», «pense à moi», «bonheur arrive», prononcées sur un ton beaucoup plus apaisé.

Elle devenait également capable de faire des mouvements, se gratter les yeux, faire jouer les muscles de ses bras, redresser la tête…

Karine décida de faire venir Azoulay rapidement ; Autant elle était soulagée et pratiquement émerveillée de voir sa mère revenir à la vie, autant elle se montrait inquiète des manifestations de son psychisme.

Azoulay apparut clairement préoccupé par les symptômes négatifs de Virginie. Les traitements de stimulation appliqués, assez peu invasifs ne pouvaient pas a priori être à l’origine de ces anomalies.

En accord avec Karine, il décida la mise en place d’un traitement médicamenteux à base d’antidépresseurs et d’anxiolytiques.

Virginie commença alors à prendre progressivement conscience de son environnement, elle reconnut sa fille et finit par être capable d’échanger brièvement avec elle.

Mais son état mental restait perturbé, elle évoquait des souvenirs qui ne semblaient pas vraiment lui appartenir et à l’inverse, se montrait incapable de se remémorer les évènements les plus marquants de sa vie antérieure, avec toujours cette alternance d’états psychiques pratiquement antagonistes.

La souffrance qu’elle manifestait à son réveil s’était quand même largement estompée, sans doute grâce à l’effet des médicaments, ce qui rassura fortement Azoulay car il n’aurait peut-être pas facilement trouvé une méthode alternative pour la combattre.

Alors se posa la question du diagnostic, ce qui donna lieu à une querelle d’experts.

Pour Karine, les symptôme semblaient traduire une pathologie schizophrène caractérisée par une forte dépersonnalisation alors qu’Azoulay penchait plutôt pour un trouble dissociatif de l’ identité, soit la coexistence de différentes personnalités qui se manifestent alternativement.

En fait, aucune des hypothèses ne semblait vraiment convaincante, les épisodes schizophrènes se produisent généralement vers la fin de l’adolescence ou au plus à 30 ans et on voit mal pourquoi ils en viendraient à se développer chez une sexagénaire.

Quant au TDI, on l’impute généralement à l’existence d’un trouble extrême durant l’enfance qui peut empêcher l’intégration des expériences au sein d’une identité structurée.

Karine n’avait pas forcément connaissance de tous les événements survenus durant l’enfance de sa mère mais elle n’avait eu jusqu’alors aucune raison de soupçonner l’existence d’une problématique de ce genre.

Reste que dans le contexte d’un traumatisme aussi grave que celui subi par Virginie et compte-tenu du niveau encore assez limité de nos connaissances sur le fonctionnement du cerveau, il convenait de rester modestement ouvert à toutes les hypothèses…

L’état de Virginie continuait à s’améliorer, Karine avait mobilisé un bon nombre d‘intervenants qui s’activaient auprès de sa mère pour l’aider à recouvrer ses facultés motrices aussi bien qu’intellectuelles.

Les progrès étaient assez spectaculaires et Virginie évoluait rapidement vers un retour à une conscience entièrement restaurée.

Le moment arriva où elle réussit à rassembler progressivement les souvenirs de sa vie passée sans pour autant pouvoir se remémorer les éléments plus récents.

Karine lui apprit donc l’accident ainsi que le décès de son mari. Virginie donna l’impression d’avoir du mal à intégrer ces informations qui ne suscitèrent pratiquement aucune réaction, comme si son potentiel émotionnel était encore limité, alors qu’il se manifestait par ailleurs dans des contextes plus étonnants.

Ainsi, elle avait reçu la visite d‘un ancien collègue, Pierre Goulard, qu’elle avait accueilli dans un premier temps avec émotion, tout en persistant d’ailleurs à l’appeler Franck, jusqu’à ce que son attitude change du tout au tout et qu’elle se mette en colère contre lui en exigeant son départ immédiat.

Huit mois s’étaient à présent écoulés depuis l’accident. Virginie avait retrouvé sa mobilité complète et elle se déplaçait dans l’appartement sans problèmes. Karine lui faisait faire de courtes promenades quand elle le pouvait, elle avait pu alléger le dispositif des soignantes et à part une infirmière chargée d’intervenir au moindre problème, il ne restait qu’une dame de compagnie qui s’occupait de Virginie pour lui faire faire des activités durant la journée afin de continuer à entretenir son intellect et sa mémoire.

Elle avait effectué un bref retour à la clinique de Bois-Guillaume afin que l’on puisse la débarrasser du dispositif connecté au nerf vague qui n’avait plus de raison d’être à ce stade.

Les symptômes perturbants étaient toujours mais Virginie semblait à présent pouvoir s’accommoder de cette situation. Il n’y avait pas vraiment d’évolution vers une intégration de ces supposées personnalités distinctes mais plutôt vers ce que l’on pourrait appeler une coexistence pacifique.

Karine avait entre-temps finalisé son divorce et elle avait entrepris une nouvelle relation avec un collègue récemment arrivé dans le service.

Azoulay restait très impliqué dans le suivi de Virginie et se rendait fréquemment à Blois où il était pratiquement devenu un ami de la famille. Aux yeux de Karine, il était l’artisan de la résurrection de Virginie et elle lui témoignait beaucoup de reconnaissance.

Le cas était évidemment de nature à intéresser la communauté scientifique mais Azoulay recommanda de garder le silence pour le moment, faute de quoi, Virginie risquait de devenir un objet d’études permanent au détriment de sa tranquillité.

*

Le lundi suivant la dernière visite d’Azoulay, Karine reçut un appel téléphonique de la clinique. On lui annonça que Simon Azoulay avait trouvé la mort lors d’un accident de moto survenu sur l’autoroute alors qu’il faisait route vers la Normandie.

Un automobiliste inconscient s’était brutalement déporté vers la gauche sans regarder et il avait obligé Azoulay à une manœuvre d’urgence qui l’avait propulsé vers le rail de sécurité central.

Le décès avait été instantané…

Elle revécut le chagrin et la détresse qu’elle avait connus à la mort de son père.

Aux obsèques, elle rencontra pour la première fois son épouse qui connaissait la relation d’amitié qu’elle entretenait avec son mari et qui sembla d’ailleurs éprouver une certaine gène.

Et puis la vie reprit son cours. Elle trouva un réconfort dans sa relation amoureuse et dans l’amélioration continuelle de l’état de sa mère.

Un mois plus tard, elle reçut un courrier émanant d’un notaire de Rouen. Il l’avisait que Simon Azoulay avait pris des dispositions pour qu’on lui transmette des documents en cas de décès prématuré.

L’enveloppe contenait une longue lettre qui lui était personnellement adressée, ainsi qu’ une clef ouvrant un coffre dans son bureau qui contenait une somme d’argent qui lui revenait.

*

Ma chère Karine,

Si tu reçois ce courrier, c’est que je serai parti pour un autre monde.

Je pense pouvoir bientôt trouver le courage de te communiquer oralement les informations que tu dois connaître, mais je prends néanmoins toutes les précautions pour que tu en aies connaissance quoiqu’il arrive.

Cela fait à présent 4 mois que ta mère réside à ton domicile et que son état s’améliore régulièrement, ce qui est pour moi un grand soulagement.

Lorsque j’ai accepté de la recevoir dans ma clinique, je dois te dire que je ne me faisais guère d’illusions sur la possibilité de la sortir de là, mais après tout, elle n’était pas plus mal traitée au quotidien chez moi qu’elle aurait pu l’être ailleurs et puis, en accord avec ton père, j’aurais pu tenter des traitements plus «expérimentaux».

En tant que neurochirurgien fonctionnel, j’ai passé une bonne partie de ma vie professionnelle à intervenir sur le cerveau humain en utilisant différentes techniques : stimulation profonde, chirurgie de la douleur, radiochirurgie, stéréotaxie (j’y reviendrai).

Dans le même temps, j’ai eu à coeur de me tenir informé en permanence des avancées de la recherche dans mon domaine et des nouvelles techniques chirurgicales.

Mais au-delà de cela, j’en suis venu à développer une curiosité sur La Question qui finit par nous interpeller particulièrement quand on travaille sur le cerveau, c’est à dire la relation entre le système nerveux, et ce que l’on appelle la conscience, manifestation psychique résultant du fonctionnement des neurones (c’est tout au moins ma façon de concevoir les choses).

A la base, on distingue d’ailleurs deux types de conscience selon la terminologie anglo-saxonne : l’awakeness, c’est à dire simplement l’état éveillé et l’awareness, conscience active de soi et de son environnement.

On s’interroge également sur la localisation de cette conscience, différentes hypothèses ont été avancées mais le consensus général est qu’il faut la chercher, non pas en un endroit précis telle la fameuse glande pinéale de Descartes, lieu où l’âme est rattachée au corps, mais plutôt la considérer comme la résultante d’un grand nombre d’interactions neuronales entre différentes régions du cerveau.

Le point qui m’a interpellé principalement, c’est ce que je serais tenté d’ appeler la «portabilité de la conscience». Des pistes de recherche conduisent à envisager sérieusement la possibilité de télécharger les éléments de l’organisation neuronale du cerveau sur un support numérique. On considère que la conscience est indépendante de son substrat physiologique : ce n’est pas la nature de la matière constitutive du cerveau qui importe pour l’esprit, c’est en réalité son organisation, la façon dont les parties sont connectées, leur interactions causales.

Mais, plus concrètement, si l’on arrivait à identifier dans le cerveau un certain nombre de zones impliquées dans la manifestation de la conscience, serait-il vraiment possible de les transférer, au moins partiellement sur un support externe ?

On en arrive également à devoir aborder le problème du mode de relation entre d’une part «l’étoffe» matérielle qui constitue le cerveau et d’autre part, l’expérience phénoménale générant nos pensées, émotions, souvenirs…que l’on nomme «qualia» en langage scientifique.

Chacun de ces éléments immatériels est étroitement corrélé à un ensemble de neurones qui déclenche le même circuit de potentiels d’actions lorsqu’il est activé mais la nature de la relation entre le système nerveux et la conscience demeure, sans doute pour longtemps, insaisissable.

Face à cette réalité, deux approches possibles, le dualisme qui établit l’existence de deux entités irréductibles : l’esprit et la matière, avec antériorité et prédominance du premier sur la seconde, et le matérialisme qui nie l’existence d’un esprit autonome qui ne serait pas corrélé à la matière dont il est issu. Mes conceptions personnelles m’inclinent résolument vers le matérialisme.

Elles reposent sur un certain nombre d’observations. Par exemple, dans le déclenchement d’un mouvement, on constate que le début du potentiel de préparation précède la décision consciente de bouger d’au moins une demi seconde, on peut donc dire que le cerveau agit avant que l’esprit ne l’ait décidé.

Et puis, ma conviction s’est trouvée renforcée par quelques expériences récentes :

Le Docteur Glanzman de l’université de Californie a utilisé un escargot de mer nommé Aplysia pour étudier la localisation de la mémoire et la possibilité de la transférer entre deux individus.

Cet animal possède un appendice sensible qui se rétracte lorsqu’on lui inflige de légers chocs électriques. Après la première décharge et la rétractation qui s’ensuit, il va le ressortir après un très court instant, mais plus on renouvelle l’expérience, plus la durée de rétractation va augmenter, traduisant la méfiance de l’animal et son anticipation de nouvelles décharges possibles.

L’étape suivante consiste à effectuer un prélèvement d’ARN neuronal pour l’injecter ensuite dans le cerveau d’un autre escargot, a priori «naïf» dans la mesure où on ne lui a pas encore appliqué de choc électrique. On le soumet ensuite également au protocole des décharges, on pourrait s’attendre qu’à la première, il réagisse comme son congénère en ressortant rapidement son appendice puisque l’expérience est supposément nouvelle pour lui. Or il va d’emblée attendre un temps assez long, comme si il avait pu intégrer les sensations vécues par le premier escargot.

Pour Glanzman, le résultat de l’expérience traduit un transfert de mémoire entre les deux individus. Cela débouche sur une nouvelle conception du mode de stockage de la mémoire dont on pensait jusqu’ à présent qu’elle se trouvait localisée au niveau des synapses, en réalité c’est au niveau du noyau des neurones où est synthétisé l’ ARN que le stockage s’effectue.

Comme tu le sais sans doute, l’épigénétique est un nouveau domaine d’étude très prometteur, l’idée étant que les gènes qui sont intégralement transmis par nos parents ne sont pas forcément pour autant exprimés tels quels dans la cellule. Ils peuvent être inhibés ou modifiés, l’image généralement utilisée est celle d’une bande magnétique intacte représentant le génome sur laquelle on aurait par endroits collé des morceaux de scotch qui la rendraient inaudible.

Concrètement, cela se réalise par différentes modifications biochimiques la principale étant la méthylation de l’ ADN.

Les modifications épigénétiques peuvent être influencées par l’environnement, l’alimentation, le stress, l’exposition à des produits chimiques, etc. et donc, certaines de ces modifications peuvent être transmises aux générations suivantes, créant ainsi des caractéristiques héritables sans que la séquence d’ADN ne soit modifiée.

La conclusion qui s’impose, c’est donc que si l’on transfère entre deux individus un contenu neuronal, en l’occurrence sous la forme d’ARN, on transfère également le qualia qui lui est associé, ici, la crainte et la méfiance, dans le contexte d’une expérience traumatisante.

Après, bien sûr, reste à voir la validité de l’extrapolation au niveau de l’humain…

La question qui se pose dans un deuxième temps, c’est celle de l’intégration de ce contenu neuronal importé dans l’ensemble du système hôte.

Là encore, je me suis intéressé à certaines expérimentations :

Des chercheurs américains ont réussi à implanter chez des jeunes rats souffrant de lésions cérébrales, des organoïdes de cerveau humain, c’est à dire des petits amas de cellules cultivées en laboratoire. Ils se sont connectés à ceux du cerveau hôte en seulement 3 mois et certains se sont activés en réponse à des stimulations visuelles.

Et puis, surtout, j’ai découvert ce qui est sans doute le seul cas existant au monde de ce que l’on pourrait appeler une conscience partagée.

Les sœurs Katiana et Krista Hogan sont ce que l’on appelle des jumelles siamoises, c’est à dire qu’elles sont fusionnées par une partie de leur corps, elles ne se sont pas complètement détachées durant la gestation.

Il existe quelques cas de ce genre dans le vaste monde, mais elles présentent une spécificité, elle sont reliées au niveau de leur crâne, par l’intermédiaire d’un «pont thalamus» qui connecte leurs cerveaux.

A leur naissance, on ne pensait pas qu’elles allaient survivre 24 heures, or elles sont à présent âgées de 17 ans. On peut tout au moins le supposer car les dernières informations disponibles les concernant remontent à 2017, depuis, silence radio

Cette particularité leur confère des capacités remarquables :

Une communication directe sans l’intermédiaire du langage.

«Elles jouent ensemble et, sans dire un mot, se lèvent lorsque l’une des deux décide qu’elle veut faire autre chose», précise leur mère.

Également, on masque les yeux de Krista, par exemple, et elle peut voir à travers les yeux de sa sœur et identifier un objet que l’on présente à celle-ci.

Chacune peut ressentir le goût des aliments que l’autre est en train de manger.

Katiana, en plus de commander le mouvement de ses membres, est capable de faire mouvoir les bras et les jambes de sa sœur et réciproquement, bien sûr.

Elles ressentent également la douleur, un mal de tête qui prend naissance chez l’une finit rapidement par se diffuser chez l’autre.

Elles possèdent néanmoins chacune leur personnalité avec des caractéristiques propres.

On ne constate donc pas l’existence d’une conscience totalement unifiée mais plutôt la coexistence de leur propre réseau neuronal avec une importante partie de celui de leur sœur.

Cela m’inspire les commentaires suivants à propos de l’intégration de neurones exogènes dans un système hôte : Quelle différence fondamentale entre, d’une part, la connexion de deux thalamus distincts par l’intermédiaire d’un pont neuronal qui permet des échanges permanents, et d’autre part, la coexistence de deux contenus neuronaux d’origine différente à l’intérieur d’un même thalamus ?

A ce stade, je dirais que sur un plan purement théorique tout au moins, mon opinion était bien établie sur la faisabilité d’un transfert neuronal et sa capacité d’intégration dans un système hôte.

Pour autant, je n’entrevoyais pas la moindre éventualité d’une mise en pratique de cette approche et je n’aurais jamais cherché à en arriver là.

Jusqu’au jour où…

Je vais devoir revenir sur les événements qui se sont déroulés dans la nuit du 8 au 9 mai, car tu n’en as pas eu un compte-rendu fidèle, tant s’en faut...

Quand ton père a été reçu à ma clinique, il était déjà dans un état désespéré et son espérance de vie n’allait pas au-delà de quelques heures ou un jour tout au plus.

Une idée s’est progressivement installée en moi. Connaissant son attitude ouverte envers les expérimentations destinées à faire progresser la science, et d’autre part, sa détermination à en faire bénéficier son épouse, j’ai considéré qu’il ne se serait sans doute pas opposé à ce que je l’utilise dans ce but avant qu’il ne nous quitte.

C’était quand même pour moi une décision très difficile, moralement condamnable, selon les critères du corps médical et qui clairement pouvait me valoir une exclusion définitive de la communauté des soignants, sans compter de probables poursuites pénales.

L’idée, c’était de réaliser un prélèvement neuronal le plus diversifié possible, dans la perspective d’une utilisation future, qui restait à préciser, encore que j’avais déjà plus ou moins consciemment une idée à ce propos.

Une fois mes derniers scrupules évanouis et la décision prise de manière irrévocable, il me restait peu de temps pour organiser sa réalisation.

Tout d’abord, je dois t’avouer un mensonge que tu auras du mal à me pardonner, tout au moins dans un premier temps : Tu as été avertie de son décès de manière prématurée et tu aurais sans doute pu avoir l’occasion de le voir une dernière fois.

Ensuite, a commencé ce qui restera comme la nuit la plus longue de toute mon existence.

Pour commencer, il m’ a fallu cibler précisément les zones qui feraient l’objet de mes prélèvements.

Je te rassure tout de suite, je l’avais fait placer sous sédation profonde et il ne ressentirait aucune douleur.

Mon objectif consistait en priorité à effectuer des prélèvements significatifs de substances neuronales a priori impliquées dans la manifestation de la conscience et ensuite divers autres opérés dans des régions du cortex cérébral, sièges des différents fonctions et du contenu mémoriel.

Pour la première partie, je m’inspirai des quelques communications publiées par les chercheurs.

Une équipe internationale avait identifié pas moins de 42 régions impliquées, ce qui représentait un véritable challenge. D’autres avaient pu aboutir à des conclusions plus ciblées : l’équipe du professeur Koch du «Allen Institute for brain science» avait détecté la présence de plusieurs neurones géants faisant le tour du cerveau en prenant naissance dans le claustrum qui semblait donc être fondamental dans la manifestation de la conscience-awareness.

Enfin, des chercheurs de Harvard ont mis en lumière le rôle conjoint de trois régions cérébrales : le tegmentum pontique, une petite région du tronc cérébral qui commande l’awakeness (conscience éveillée) et l’insula antérieur ventral ainsi que le cortex cingulaire antérieur, qui sont eux impliquée dans l’awareness (conscience réflexive).

Voici leur conclusion : «Pour la première fois nous avons trouvé un lien entre la région du tronc cérébral impliquée dans l’éveil et les régions impliquées dans l’awareness, deux conditions préalables à la conscience, a expliqué Michael Fox, un des auteurs de cet article. Beaucoup de preuves ont été réunies pour montrer que ce réseau joue un rôle dans la conscience humaine. »

Pour le reste, j’allais pratiquer des prélèvements diversifiés sur l’ensemble du cerveau.

Il allait falloir que je fasse preuve d’une rigueur extrême, il existe plus de 100 types de neurones susceptibles d’exciter ou inhiber les potentiels d’action.

Il était 18 heures lorsque je commençai à m’atteler à la tâche, je m’assurai d’avoir toute la tranquillité requise en libérant l’infirmière de nuit et en chargeant mon épouse Edwige de la responsabilité du suivi de l’état de ton père, avant de lui faire part de mon projet et de lui demander son assistance, qu’elle finit par m’accorder après beaucoup de réticence.

Pour ce qui est de la méthode de repérage des cibles, j’aurais souhaité pouvoir utiliser ce que l’on appelle la neuronavigation (une sorte de GPS associé à l’IRM), mais cela nécessitait une longue préparation, je me suis donc rabattu sur la stéréotaxie que je maîtrisais bien après de longues années de pratique (il s’agit de la mise en place d’un cadre métallique pourvu de repères, fixé sur la tête du sujet et fonctionnant en liaison avec une IRM).

Cela me prit environ 5 heures pour repérer quinze zones cibles.

Avant de passer à l’étape du prélèvement effectif, j’ai dû réfléchir à son importance quantitative, aucune information n’existait à ce propos puisque l’opération n’avait jamais été réalisée, ni d’ailleurs même envisagée. Il m’a paru sage de me limiter à une échelle de 2 % de la masse de la zone globale.

Ensuite, il me restait environ 8 heures pour réaliser le prélèvement.

Pour ce faire, j’ai utilisé la biopsie cérébrale que j’ai pratiqué depuis de longues années, mais jamais à cette échelle…il s’agit de prélever un échantillon de tissu cérébral à l’aide d’une aiguille fine insérée à travers le crâne et guidée par IRM.

Pour la conservation des prélèvements, j’ai privilégié la culture cellulaire, méthode assez peu destructrice par rapport à la congélation ou une méthode alternative, la cryopréservation.

C’est là qu’Edwige m’ a été d’un grand secours, sans compter son assistance pour les manipulations du sujet.

En tout état de cause, je n’allais pas pouvoir conserver indéfiniment ces prélèvements et il allait bien me falloir leur trouver une utili concrète.

A sept heures du matin, nous étions exténués mais tout était terminé.

Ton père décéda une heure après. Fort heureusement, il était encore pourvu d’une belle chevelure qui masqua pratiquement complètement les traces de nos travaux.

*

La suite, j’imagine que tu l’as déjà pressentie.

Je me trouvais pratiquement dans une impasse en ce qui concerne la situation de ta mère, je ne croyais pas aux tentatives en cours basées sur la stimulation, le dommage était trop important.

Quant aux traitements médicamenteux à base de facteurs de croissance nerveuse, ils n’étaient pour le moment utilisables que dans le cas de pathologies très spécifiques.

Alors, l’alternative restante, c’était évidemment une intervention directe sur le cerveau.

On avait pu clairement identifier les lésions à hauteur du tronc cérébral qui de plus se traduisaient sans ambiguïté par la perte de conscience, mais pour le reste, elles étaient susceptibles de se trouver également dans de multiples régions du cerveau en raison de la force de l’impact et de la propagation des forces de cisaillement.

L’idée, c’était donc d’implanter des neurones exogènes compatibles avec les neurones du système hôte et capables d’établir des connexions avec eux en s’intégrant dans le réseau afin d’aider à restaurer les fonctions motrices, sensorielles ou cognitives déficientes.

J’étais relativement confiant, l’expérience d’implantation d’organoides humains chez le rat s’était révélée concluante et une connexion s’était rapidement établie, d’autre part on sait à présent que certaines parties du cerveau humain , en particulier l’hippocampe, hébergent des cellules souches capables de s’auto-renouveler et de favoriser les connexions, or cette zone avait bien été traitée par mes prélèvements.

J’avais de plus prélevé quelques échantillons d’une molécule nommée «tenascine C» qui a pour propriété de pouvoir attirer des neurones immatures vers une région cible où elle est implantée.

Mais le point qui restait à examiner, c’était celui de la compatibilité tissulaire.

Tout d’abord, compte tenu de la nature variée des neurones, il fallait absolument respecter leur origine et les transplanter dans la zone même d’où ils étaient issus en provenance du cerveau du donneur. Je m’étais donné les moyens de respecter cette condition et j’avais de plus, écarté les prélèvements de cellules gliales pour limiter les risques.

Ensuite, le groupe sanguin n’était pas aussi critique en ce qui concerne les neurones, mais par chance, ton père et ta mère étaient compatibles, appartenant tous deux au groupe O -.

Et puis, restait à considérer les HLA (human leucocyte antigen), un système de protéines présentes à la surface des cellules. La compatibilité intégrale est très rare, même entre jumeaux, heureusement, les neurones sont généralement considérés comme immunoprivilégiés, ce qui signifie qu’ils ne déclenchent pas une réaction immunitaire aussi forte que d’autres tissus.

Je n’étais donc pas particulièrement inquiet sur cet aspect.

Restait le plus difficile, la prise de décision. Sur le fond, je n’avais aucun doute sur le bien-fondé de celle que j’envisageais, je t’ai communiqué quelques éléments de ce qui constitue ma philosophie personnelle concernant les rapports entre le corps et l’esprit et je n’avais pas l’impression de commettre un «péché» en tentant de ramener cette femme à la vie par tous les moyens possibles.

Je vais sans doute te choquer mais j’ai la conviction qu’un légume est fait pour s’épanouir dans un potager et non au fond d’un lit d’hôpital, et de fait je pense qu’un corps dénué de toute conscience n’est rien d’autre qu’un légume.

Reste qu’il est indéniable qu’au final, je me suis cru autorisé à décider souverainement de ce qu’il convenait de faire sans en référer ni à la famille, toi et sa mère, en l’occurrence, ni à mes collègues du corps médical.

Alors, tu me poseras la question lorsque, vraisemblablement je me trouverai en face de toi.

Qu’aurais-tu fait si les choses avaient mal tourné, si ta pratique avait simplement abouti à lui infliger des souffrances physiques ou morales ?

J’aurais tout d’abord cherché tous les moyens pour y remédier en essayant de déterminer le plus précisément possible la nature et l’étendue des dommages, en utilisant, là encore les différentes méthodes d’imagerie médicale et en envisageant, au besoin, une intervention chirurgicale si une localisation d’implantations problématiques avait pu être clairement identifiée…

Et puis bien sûr en recourant également à toute la panoplie des différents médicaments, comme nous avons entrepris de le faire dans les premiers temps de son réveil.

Et si tout cela n’avait pas suffi ? Je demande le droit au joker en te laissant deviner ma réponse mais j’en aurai été durablement dévasté.

Une fois que ma décision a été prise, les choses se sont enchaînées rapidement.

Cette fois-ci, pour le repérage des zones cible, j’ai eu tout le temps nécessaire à l’utilisation préalable de la neuronavigation.

Ensuite, là encore, je me suis débrouillé pour avoir le champ libre en libérant le personnel de garde et cela s’est traduit par une nouvelle nuit blanche pour Edwige et moi.

On ignore le ressenti à la douleur des personnes en état végétatif, j’ai donc jugé approprié de la plonger dans une sédation réversible par utilisation du midazolam.

A la fin, dans le but de me donner tous les moyens pour éviter un rejet, je l’ai instantanément placée sous immunosuppresseurs. Compte-tenu de l’état de faiblesse inhérente à sa lourde pathologie, je l’ai installée en chambre stérile pour la mettre à l’abri de tout risque de contamination, ce qui présentait également l’avantage de la soustraire à la curiosité des soignants et des visiteurs qui auraient pu remarquer les cicatrices présentes sur son crâne.

Ce problème de baisse des défenses immunitaires que tu avais pu constater était donc en réalité, provoqué.

Et puis, tu connais la suite, sauf que tu n’as pas pu imaginer ce que pouvait être mon état d’inquiétude durant ces quatre mois, j’ai fait de gros efforts pour le masquer mais en vérité, je n’en menais pas large.

Quand j’ ai vu se développer les premiers maux de tête et les crises d’angoisse profonde, je me suis cru face à l’échec avec toutes les conséquences qui allaient s’ensuivre.

Tu ne peux pas imaginer non plus mon soulagement lorsque tu m’as appris les premières nouvelles un peu encourageantes, et ensuite au fur et à mesure que l’amélioration se confirmait.

Je t’ai observée lorsque tu te trouvais face à cet hôte parasite et j’ai compris que petit à petit, plus ou moins consciemment, une suspicion se faisait jour dans ton esprit mais que tu te refusais à la considérer tant l’idée même pouvait sembler définitivement irrecevable.

Voilà, je ne peux pas trop prédire l’avenir cependant, comme tu le sais, le phénomène de plasticité cérébrale qui remodèle en permanence les connexions synaptiques, est particulièrement à l’œuvre chez ta mère en raison des implantations. Il finira peut-être par installer une prédominance du cerveau «natif» sur les neurones importés, avec au final une disparition progressive de leurs manifestations psychiques.

Mais cela se produira sur un délai très long et tu as sans doute beaucoup de temps devant toi. Je t’aurai privé de la possibilité de voir ton père vivant une dernière fois mais je t’ai donné par ailleurs le privilège exceptionnel d’entendre encore longtemps sa voix «d’outre-tombe».

J’espère que ce courrier restera définitivement lettre morte…et que tu n’en auras jamais connaissance, mais si ce devait être le cas, cela impliquerait que je n’aurai pas eu l’occasion de défendre ma cause devant toi, je te demanderai alors simplement de penser à mon épouse, qui, en la matière, n’aura fait que me seconder dans cette affaire et si tu le peux, d’éviter de divulguer ces informations, ce qui serait sans doute aussi objectivement préférable de ton propre point de vue.

Je te souhaite une longue vie heureuse et tout le meilleur pour ta mère.

Simon

*

Il fallut à Karine de longues heures pour parvenir à intégrer la réalité révélée par Azoulay, le choc était violent.

Puis, le matin suivant, elle prit conscience de l’incroyable expérience qu’il lui était donné de vivre.

Elle décida alors de prendre un congé sabbatique d’une durée indéterminée pour se consacrer intégralement au bien-être de sa mère et également à l’écoute attentive de cette voix si étrangement familière, aussi longtemps qu’elle resterait audible…

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