Nos auteures sont des femmes de leur époque : courageuses, passionnées et travailleuses. Mais leurs vies ne s’arrêtent pas aux pages que vous dévorez. La preuve mot à mot, par Cécile Ducomte, que nous retrouverons bientôt dans les collections JDH éditions.
Est-ce que ce monde est sérieux ?
Je partage avec vous mon petit coup de sang du jour. Moi, la non-violente, la personne plutôt zen, du moins j’essaye en toutes circonstances, trouve encore des situations que me font monter la moutarde au nez, et qui réveillent mon volcan intérieur, jamais complètement éteint, juste en veilleuse normalement.
J’exerce depuis quinze ans le métier de musicienne intervenante. Je réalise dans les écoles maternelles et élémentaires des séances musicales. C’est un métier parfois dur mais tellement passionnant ! Nous, musiciens, et artistes en général, avons le don de repérer les enfants dits « différents » qui, par le biais des activités musicales parviennent parfois à tirer leur épingle du jeu. Nous dénouons parfois ainsi des relations compliquées entre les enseignants et ces enfants. Mais le débat ne se situe pas là aujourd’hui.
Nous sommes le jeudi 15 octobre, la veille des vacances scolaires. Cette première période a été compliquée à gérer pour tout le monde, entre un protocole sanitaire parfois très lourd à suivre, le port du masque par les enseignants et ados, et surtout cette ambiance anxiogène voulue et entretenue par des médias friands de sensationnel. Avec des enfants de maternelle, nous avions écrit l’an passé un conte musical nommé « Le voyage de Plume, cap au Sud ». C’est l’histoire d’un petit ours polaire qui décide, avec sa classe et leur maîtresse béluga, de partir en voyage pour visiter la France, l’Italie, les États-Unis et l’Afrique. Il ne faut pas chercher le lien entre ces pays, nous sommes dans le monde de l’imaginaire, de l’enfance, du rêve. Le texte avait été écrit par la maîtresse des Grande Section avec ses élèves, et pour ma part, j’avais écrit les chansons avec paroles. Tout s’est déroulé à merveille lors de la dernière année scolaire et au début de celle-ci. Puis il y a eu le confinement au printemps qui a bloqué le projet. Nous nous sommes démenés auprès de l’Inspection d’Académie et de la mairie pour obtenir l’autorisation de quelques séances à la rentrée avec cette classe de Grande Section, devenue CP, ainsi que deux autres classes de maternelle, impliquées elles aussi dans ce projet. Tout était prêt, nous avions l’accord de l’Inspection d’Académie pour faire le petit concert musical devant la classe de Petite Section de maternelle, des petits bouchons de 3 ou 4 ans donc, qui étaient impatients de voir le « pestacle ».
Il est donc 8h 50 du matin en ce jeudi 15 octobre de l’année mémorable 2020. J’arrive dans la grande salle de motricité où les maîtresses et ATSEM avaient déjà installé les bancs, chaises, tapis, décors fièrement dessinés par les enfants, une tenture africaine, les peluches qui servaient de personnages de notre joli conte musical. Seul petit incident, pas si petit que cela d’ailleurs : Plume avait disparu ! Par miracle, j’avais le doudou ours polaire de ma fille dans ma voiture, un petit footing pour le récupérer sur le parking et l’affaire était sauvée. Le spectacle va donc pouvoir commencer à 9 heures comme prévu.
Nous sommes dans une école maternelle, et c’est cette vie que j’aime. L’improvisation, le monde de l’enfance, les peluches, la vie, mais aussi les petits enfants qui ne savent pas se moucher, qui veulent faire pipi au milieu du spectacle, qui parfois s’agitent, ont peur, crient. En bref, la scolarité si particulière de la maternelle, tellement proche de la vie que l’on se croirait chez soi.
Il est 8h 55. Nous attendons les CP qui devraient arriver d’un moment à l’autre. Ils arrivent en effet avec eux la maîtresse, blême, pas dans son assiette. Elle nous a fait part d’un appel anonyme et masqué (très drôle d’ailleurs en cette période de Covid) d’une personne qui avait modifié sa voix par ordinateur, de type film d’horreur, à 8h 30 du matin. Il s’agissait d’une femme, c’est tout ce qu’elle a pu décrypter.
– Vous êtes inconscients de faire chorale ! Il y aura trop de brassage. Je vais vous faire tomber. Vous êtes des adultes irresponsables et je vais porter plainte contre vous ! Vous mettez nos enfants en danger !
Bon, alors Madame masquée à la voix trafiquée. Tout d’abord, nous avons eu l’accord de l’Inspecteur d’Académie. Les gestes barrière sont assurés. Nous, adultes, portons tous un masque, même pour chanter, ce qui est génial pour faire démarrer les enfants en rythme. Les classes sont espacées. Aucun enfant n’est malade. Nous respectons à la lettre le protocole, sans broncher. Les parents ont donné leur accord par écrit, avec leur signature, et avaient le choix de laisser leur enfant à l’enseignante de CE1 s’ils ne souhaitaient pas qu’il participe au spectacle. Vous ne le saviez peut-être pas tout cela, n’est-ce pas ?
Madame masquée à la voix truquée. Je vais vous expliquer en quelques phrases la situation. Ces enfants ont travaillé dur pour réaliser ce spectacle musical. Ils ont créé un texte, fait des décorations, ont réalisé un livre numérique pour garder un souvenir et partager avec leurs parents qui, eux, ne pourront pas pu assister au spectacle. Ils se sont beaucoup investis et attendent ce moment avec impatience depuis plusieurs semaines.
Nous avons attendu l’accord de la hiérarchie pour donner ce concert qui tenait à cœur à tout le monde. Ces enfants ont même appris un chant en italien, un en langue Swahili, un chant d’amour entre les peuples de la tribu navajo. Ils se sont donc enrichis de ces expériences. Ils ont souffert du confinement. Ils n’en disent peut-être rien, mais voir leurs enseignants masqués du matin au soir, ça leur fait de la peine, et ça les dérange. Ils sont jeunes encore et ont besoin de voir les expressions du visage de ceux qui s’occupent d’eux pour se rassurer, plus encore que les adultes ou les adolescents. Je pense à cette petite fille malentendante qui a tellement souffert avant que sa maîtresse ne s’achète d’elle-même quelques masques transparents. Celle-ci n’a pas regretté cet achat personnel, car elle voulait aider cette élève. C’est ce qui s’appelle enseigner avec amour, c’est à dire sans compter ni son temps ni sa passion ni même son argent. Je pense à ces professionnels qui se démènent jour après jour pour assurer aux élèves des apprentissages qui se passent dans des conditions humaines. Je pense à ces enfants qui vivent avec des parents qui disent des paroles parfois violentes, qui leur font peur. Les enfants ont peur, mais ils ne savent pas toujours pourquoi. Ils savent juste que papa et maman sont inquiets et alors leur monde s’effondre. Vous savez, c’est fragile un enfant.
Alors Madame masquée et truquée, pourriez-vous deux minutes arrêter de dénoncer, d’agresser gratuitement, et de casser nos efforts en intimidant volontairement une enseignante qui n’est pour rien dans cette affaire ? Pouvez-vous vous offrir un peu de courage et vous nommer ? Ah non ! Ça, c’est trop demander à Madame la lâche !
Plusieurs remarques me viennent immédiatement en tête :
– Est-ce que ce monde est sérieux ? Cette phrase me fait immédiatement penser à un poète de la chanson française, Francis Cabrel. J’estime beaucoup cet artiste si sympathique et le salue au passage.
– Les collabos du dimanche ne sont pas si loin …
– Certaines personnes ne retiennent aucune leçon de notre passé, de notre histoire.
– Certains de nos gouvernants ont raison de nous prendre pour des cons au final. Vous leur servez la soupe sur un plateau en argent. Ils vont pouvoir se frotter les mains, et orchestrer la mascarade, sans jeu de mots. Merci à vous !
– Madame voix truquée, s’il vous plaît, débranchez votre télé, et respirez l’air pur dehors. Regardez les mésanges qui viennent se nourrir dans votre arbre, je ne sais pas moi… Aidez vos enfants à s’élever. Vous n’avez pas un chien à faire sortir ? Une vie à accomplir ? Des choses à faire ? Une passion ?
– Enfin, et c’est un point très important : ne touchez pas aux enfants ! Laissez-les vivre un peu leur vie d’enfant. Ils ont le droit d’avoir leurs 20 minutes de bonheur. Un bonheur simple du partage généreux de leur œuvre, enfin, notre œuvre quand même. Et ils ont raison d’être fiers de cela, car ils se sont montrés si créatifs, magie de cet âge innocent.
Mais tout cela semble bien loin de vos préoccupations n’est-ce pas ?
Nous sommes le vendredi 16 octobre 2020, et je ne parviens pas à décolérer complètement. J’ai peur pour mes amis, pour mes voisins, mes frères et mes sœurs d’humanité qui vont vivre dans l’appréhension de la délation anonyme qui n’a pour seul but que de faire du mal, de faire souffrir. Où se trouve l’entraide ? La résistance ?
Aujourd’hui, mes sentiments oscillent entre la tristesse, le rire de la situation ubuesque, et la colère. Je vais donc m’autoriser une séance de méditation pour vous envoyer, Madame voix truquée, un peu d’amour et, pourquoi pas, de conscience.
Sur ce, au revoir Madame la casse noisettes !
Cécile Ducomte