Extrait de « Nos violences conjuguées », par Yoann Laurent-Rouault

Rue de la soif.

Le vieux pavé est gras. Poisseux. Même cette pluie fine qui n’a cessé de tomber toute la journée n’a rien lavé des nuits d’orgies passées. Les anges me pissent dessus pour rien.
Il est 20 heures.
J’arpente cette maudite rue. La boule au ventre. Je me demande ce que va me réserver la nuit qui vient.
Les autres bars de la rue éclairent mon trajet.
Au sol des bouteilles brisées, des papiers gras, des merdes alignées.
C’est blafard.
C’est polar.
C’est glauque.
Je marche sur un fleuve noir dans une mauvaise série.
Depuis quelque temps les mauvais épisodes et les saisons qui n’auraient pas dû être tournées s’enchaînent.
Le héros est fatigué.
Au bout, de loin, le sourcille mouillé, je vois mon établissement. En face mon autre bar. Fermé. Administrativement. On ne peut pas discuter avec ces salopards de la préfecture. Les néons verts de mon enseigne principale frappent le sol. Je lève les yeux. Je ne supporte plus toutes ces lumières électriques. Le ciel est bleu gris. Triste veduta. Les maisons à colombages du vieux Rennes se découpent en ombres biscornues. Étranges. Du haut de ces toitures, quatre siècles me contemplent.
10 ans déjà que je traîne ma carcasse dans ce siècle marron.
Dans cette ville champignon.
Dans cet élevage d’alouettes.
Des musiques et des cris, des chants et des rires fusent à droite et à gauche. Il y a déjà du monde. Chaque patron se battra d’ici une heure, se battra pour faire le plein, pour faire son chiffre. Tous racoleront dans la rue, comme de bonnes gagneuses. Car tout se passe le soir maintenant. Entre 21 heures et 1 heure de la nuit.
Dans cette rue le matin n’existe pas.
Après, c’est la bataille dans les étoiles.
Entre les deux c’est de la survivance.
Après il faudra laver ce qui est usé, nettoyer les chiottes, sortir la crasse…
Raccompagner les filles et retrouver son char.
Recette en poche.
Il n’est pas possible de déposer l’argent à la banque.
Les sas sont fermés.
La nuit est dangereuse pour la monnaie comme pour le citoyen.
Et les banques ne veulent déjà plus de nos recettes.
En journée, cette rue, c’est Waterloo. Morne plaine. Plat pourri qui est le mien. Les bourgeois nous tournent le dos, ne s’encanaillent plus chez nous. Les bobos ne viennent pas user leurs jean’s vintage sur nos banquettes. Trop d’agressions, de bagarres, de meurtres et de viols. Il y a deux jours, on a sorti une fille de la ruelle, juste à côté de mon bar. Mal égorgée et toujours vivante. Ils lui ont piqué ses pompes. Je ne sais pas pourquoi. Elle a tellement saigné que ses chaussettes blanches étaient devenues rouges. Elle ressemblait à ma femme. J’ai eu peur sur le coup.
Un autre soir, j’ai discuté avec le fantôme d’un soldat russe qui a fait la prise de Berlin avec ses camarades et qui est mort avec le troisième Reich, tué par une mine. Entre les deux, il a assassiné, salit, détruit, pillé et violé. Il m’a dit se plaire ici.
Ça ne m’a pas surpris.
Ambiance.
Les terrasses sont nocturnement vides, mais les bars se remplissent. Pas loin de mon pas-de-porte je vois un groupe de dealers. Des grands blacks, des Rwandais qui se disputent le terrain avec les petites racailles de la troisième couronne de la ville. Je m’arrête et ouvre ma veste. À 30 pas. Ils me regardent et partent. On se connaît. Je ne veux pas les voir ici. Il y a environ un mois, je finissais leur chef à pieds joints, sous le regard de deux flics amusés. C’est moi qui ai appelé les pompiers avec le téléphone d’une cliente. Pour qu’ils le soignent. J’y suis allé trop fort ce jour-là. Mon téléphone comme celui de mon staff est enregistré. On ne nous répond plus. Les services communales ont ordre de nous laisser crever dans notre soupière de merde. C’est comme ça pour tous les barmans de la rue. Ou presque. On appelle, on signale ou tente de ne pas agir par nous-mêmes, mais il n’y a pas de réponse. Silence radio. Jean Moulin est planqué à la mairie. De Gaulle est à la cave.
Je croise un groupe de filles pressées, silencieuses. Mini jupes et talons hauts. Elles longent le mur. La démarche mal assurée. Les escarpins et les pavés ne font pas bon ménage. La traversée de la rue est périlleuse pour elles. Mais il pleut. C’est le plus court de passer par ici. Ce qu’elles peuvent être dindes de préférer risquer gros, plutôt que de se mouiller le brushing en faisant un détour…
J’observe.
La volée de tourterelles est belle.
Chaires à fantasmes.
L’étudiante.
Cette petite salope d’étudiante friande d’expériences interdites.
Dans les têtes de mâles au plus mal, ça va vite.
Quelques alcooliques notoires sifflent à leurs passages. Elles se renfrognent, plus loin, c’est un groupe de petits mecs qui les insultent. Les bousculent. Je me retourne. Ils me voient. Ils arrêtent. Ils me connaissent.
Mon portier, mon barman et deux potes, nous leur avons mis la misère il y a quelque temps. Une raclée en règle. Les filles continuent. Je les suis du regard, elles foncent vers les lumières éblouissantes de la place Sainte-Anne. Et puis là, au moins, il y a des flics en permanence, sortie de métro oblige. Restaurant pour bobos aussi. Donc là, ils se bougent le croupion les petits gallinacés.
J’ai un peu chaud sous mes deux cuirs superposés. J’en porte deux, car j’ai déjà essuyé des coups de couteau. Le cuir du dessus, très épais est une vieille veste de chasse. Celui du dessous s’apparente à une veste de motard. Une vieille combine. Les deux couches permettent à la lame de flotter l’instant nécessaire pour se dégager et frapper. Si le mec est rapide, ça ne sert pas à grand-chose, sinon à retenir la lame de peut-être le centimètre qui pourrait être fatale à l’un de mes précieux organes.
Frapper.
Cogner.
Démâter.
Buter.
La foire aux calottes.
Depuis trois ans maintenant je le fais toutes les nuits. Soit pour me défendre, soit pour défendre mon commerce et mon personnel, soit pour maîtriser un fou, soit pour protéger quelqu’un. J’ai même un classement des emmerdeurs. Les Bosniaques et les Serbes sont les plus dangereux. Suivis des camés et des manouches, ensuite viennent les Arabes et enfin les blacks. Les petits blancs, comme disent les africains, ne sont réellement dangereux que camés. Ou en bande. Comme le Pink Floyd de base. Merde urbaine, s’il en est.
Sales cons.
La punition est adaptée : grandes claques et prises rapides pour les petits délits, coup de poing et pieds de table pour les agressions, gazeuse pour les dispersions de masses. Flingue en pogne si pas d’autres options.
J’en suis là.
Naze.
Naze.
Naze.
Ce qui fait rire des gens du métier, c’est que mes initiales se gravent sur la tronche du débile qui a pris un pain. À cause de ma chevalière en or. Cadeau de ma femme.
Nul.
Nul.
Nul.
Je deviens raciste. Je deviens con. Je deviens commun. Gros dégueulasse à la Reiser. Je vends mes couilles à longueur de journée, je roule en berline de luxe que poursuivent des huissiers, j’ai de jolies filles à mes côtés, des dindes nymphomanes utiles au commerce, j’écume les boîtes de nuit pour remplir mes bars en after au petit matin. Faire du cash. Payer. Prendre pour payer.
Je vis dans la violence.
Dans vos violences conjuguées.
Je ne me rase plus, mes cheveux sont longs, je cultive un look de méchant pour impressionner le blaireau de base.
Je mets du Dior sport.
Smart.
Et cradingue.
Si je ne me défends plus, le commerce coule …
Et moi avec.
Et ma famille avec moi.
Je deviens raciste , mais je casse toujours du facho.
Circonstance atténuante?
Je deviens truand, du cash et un pétard sur moi. En permanence. Deux mois que je n’ai plus de carte de crédit. Adieu la Gold. Vive la monnaie. Vive les coupures … En rentrant, la petite culotte a des frissons : le flingue et les liasses sur la table de nuit. Elle aime ça.
Humidité.
On ne restera pas ensemble.
Quand la ville aura ma peau, si je ne me fais pas buter avant, pour elle je ne serai plus rien.
Un chômeur.
Un ruiné.
Adieu le caïd…
Bonjour tristesse.
En attendant, je brûle les feux. Je n’en ai plus rien à foutre de vos règles. Les flics sont aussi dangereux pour moi que les dealers. Je suis dans la merde. Je n’ai pas encore 30 ans et je travaille 17 heures par jour. J’ai tout construit tout seul, je ne dois rien à personne et du coup, capitaine de mon Titanic, je suce l’iceberg comme un travelo en manque.
Ma vie privée part en lambeaux, j’ai tout misé dans deux bars de nuits et je suis en train de tout perdre. La ville, par décisions arrêtées, gangrène le quartier Saint-Michel. Hier midi, j’ai compté jusqu’à 80 traîne-savates, avec une meute de plus d’une centaine de chiens.
Rien que dans la rue.
Sept des dix-sept bars de la rue ont fermé.
Définitivement.
Un des patrons s’est pendu.
Les autres errent comme des âmes en peine.
Naufrage à la Géricault
Méduses par paquets de douze sur le plateau de fruits de mer.
Et puis cette fille, hier, que j’ai vu sucer à pleine bouche, en plein après-midi, devant ma terrasse, un autre Pink Floyd, juste pour pouvoir tirer sur son joint. Certainement, une fille a papa. Qui habite en vrai de beaux quartiers, mais qui s’offre une rébellion, qui chope, se bat, boit, se drogue, baise en pleine rue. Mes potes chauffeurs de taxi me le disent. La plupart sont ramenées par les flics chez papa. Après la nuit d’ivresse, quand ce n’est pas les flics eux-mêmes qui appellent le taxi.
Cette jeunesse m’écœure. Bousille mon travail. Fais fuir le chiffre d’affaires. Et de baston en baston, d’intimidation en intimidation, de coups de balai en passages de karcher, rien n’y fait.
Ils reviennent.
Toujours.
Et mon million d’euros investi fond comme neige au soleil.
Dix ans de foutus à la poubelle.
Banqueroute annoncée.
Déviation pour travaux.
Mort du petit cheval et de la jument.
Perdu.
J’ai perdu.
Mon enfant aussi je l’ai perdu.
Parce que lorsque je mettrai un point final à cette histoire, quand mon comptable, mon avocat et mon banquier diront stop, après les liquidations et les tribunaux, je divorcerai à nouveau.
C’est fatal.
Ça va de perle en fil.
Elle sera déçue par le produit.
Fini le luxe et la vie de château, déjà que depuis plus d’un an la descente est sévère.
Elle ne s’y fera pas.
Elle me le reprochera.
Me trompera
D’ailleurs elle le fait déjà.
Cocu pas content.
Pigalle ce n’est pas la place Saint-Michel.
Et je n’en peux plus.
Les plaques d’égout dans la vitrine, les bagarres pour rien, les camés qui essayent de vous planter leurs seringues dans la cuisse. Les fous de l’asile Saint Laurent qui sont lâchés dans le quartier le soir…
La frime des portiers.
L’alcoolisme des gens.
Leurs névroses.
Leurs peurs.
Leurs fascinations pour le sordide.
Les histoires de culs et de couples.
De bitures et de riens.
Les contrôles de flics.
Le harcèlement administratif.
Du vent triste entre les oreilles.
Du gris.
De la pluie.
De l’huile sur la moquette.
Des capotes sèches sur le fil à linge.
Le monde de la nuit en pleins phares.
Et le lapin sur la route c’est moi.
Je ne la sens pas cette soirée. Et puis je vais certainement faire une connerie.
Boire.
Vider un mec ou deux.
Cogner et faire le beau.
Me faire incendier par ma femme au téléphone pour je ne sais quelle raison.
M’énerver.
Et sûrement céder aux avances de mon extra.
J’ai envie d’elle.
Elle est Bimbo.
Je suis Taureau.
Je me dégoûte.
Je tiens bon pour l’instant, mais je vais céder. De toute façon je reste à la maison pour la môme. Si je n’offre pas gras à la maman, je ne baise pas.
Ou peu.
Ou mal…
Alors certainement, oui, ça va être sur le comptoir. Les amours dépravés s’accommodent des alcools éventés.
Après le ménage.
Porn star d’à peine 20 ans.
Cheveux longs et cul rebondit.
Seins emballés push up et lippe gourmande.
Piercing sur la langue.
Longues jambes.
Sexe violent.
Sans préliminaires.
Sans tendresse.
Vidange des burnes en règle.
Défoulement.
Pression cavalière.
Jouissance de maquereau.
Orgasme de pute.
On se rhabillera.
Elle oubliera son soutif sur le comptoir.
Le string n’aura pas survécu.
Dans la glace des chiottes, elle se refera une beauté.
Je piquerai un cigare dans la cave du bar.
Un whisky.
Encore un.
Un de plus.
Elle me demandera si on y va.
Refusera le verre que je lui offrirai.
Elle sortira.
Je fermerai la porte du bar à clé derrière elle.
L’esprit embrumé dans une tiède chaleur femelle.
Elle minaudera.
Elle cherchera à m’embrasser.
Elle se mettra sur la pointe des pieds pour atteindre mon mètre quatre-vingt-dix.
Danseuse sur pavés.
Grue couronnée.
Échassier à emmerdes.
Je refuserai son baiser.
Macho Man.
Et petite bite prudente.
Tueur de témoins.
Puis on partira chacun de notre côté.
Elle racontera tout à ses copines sur son Nokia.
Dix minutes après je m’en voudrai.
Je me dirai que j’aurai pu au moins mettre une capote.
Direction le troisième sous-sol des parkings couverts.
Monnaie, ticket.
Barrière.
Je ferai la route pied au plancher.
Ivre et brumeux.
Fenêtres ouvertes.
Puis demain…
Demain…
Elle, elle en voudra encore.
Plus.
Encore.
Davantage.
Plus.
Encore.
Baiser avec le patron du bar c’est fun.
Le champagne en boîte.
Les autres dindes qui l’admirent.
Promotion de dinde.
Connerie.
La chair est faible.
La mienne sûrement plus qu’une autre…
Elle essayera de me pomper ce que les autres n’arrivent pas encore à me prendre.
Puis elle verra qu’il n’y a plus rien.
Alors elle tournera les talons et poussera la porte des prud’hommes.

À la maison, elle, elle saura tout ça. La femme en titre. La reine sur son trône. La miss braguette.
Ça justifiera l’engueulade qui suivra.
Ça cautionnera ses propres manquements.
L’un victime de l’autre et lycée de Versailles.
Quelques beignes, des trucs qui volent, je ne la toucherai pas, sauf une fois.
Et ce jour-là…
Ça fera mal.
Séparation. Cartons. Larmes de crocodile. Cris d’ambiances. Camions.
Au volant, je fredonnerai :
Adieu poulette, nous n’étions pas du même bord.
Adieu minette, et bonjour au juge pour enfant.
Puis :
Quand te reverrais-je, ma fille merveilleuse ?
En attendant, papa payera sa pension alimentaire comme il peut.
Et tu grandiras sans lui.

Yoann Laurent-Rouault. Extrait de « Nos violences conjuguées », collection « Les collectifs JDH »