FUGITIVE par Nada Abillama Masson

Elle se souvient qu’il a fallu faire très très vite ce matin d’avril 1976 pour prendre ce paquebot de marchandises qui partait l’après-midi même. Ils étaient nombreux à être entassés là où il y a de la place, fuyant la guerre et la mort tentaculaire qui les enlace.

La mer l’attendait. Pas celle dans laquelle elle plongeait enfant, celle qui voit aujourd’hui des marées humaines s’engloutir dans ses entrailles.

Elle se souvient également de son attente devant ce grand bateau qui la conduirait, une fois de plus, loin de chez elle douze ans plus tard.

Lors de ces deux départs précipités, la mer fut son chemin. Mais elle ne se souvient plus de rien d’autres que de ces moments épars qui viennent signer des voyages qui modifieront le cours de sa vie.

Si, elle se souvient de l’inconfort ressenti lors du premier voyage de fortune. Où étaient sa mère, son frère et ses sœurs ? Il ne reste rien dans sa mémoire. Elle revoit vaguement, de manière très imprécise, ses sœurs lors de leur séjour à Chypre, attendant les papiers les conduisant à Alger. Elle revoit très brièvement ce temps de transit par Rome où elle achètera un jean et des chaussures.

L’enfance s’est éclipsée.

Lors de ce second départ, le port s’est doté de grands bateaux et s’est organisé pour le départ de ses flux humains. Il n’est second que parce qu’il s’effectue par voies maritimes en ces temps troubles et troublés, parce que forcément le point d’arrivée est encore Chypre avant de décoller vers d’autres cieux, cette fois-ci Paris. Elle se souvient de son amie venue lui souhaiter bon vent et lui demander de rester en contact.

La mer, étalée une première fois devant elle, déploie son immensité ; elle n’a pas encore 13 ans.

Cette même mer, une fois de plus ; ses 25 ans sont révolus.

La mer, alors seule issue pour partir, quitter les siens et rêver à un ailleurs.

Si elle se souvient de ces départs, elle ne voit par contre plus l’offrande de cette généreuse mer qui l’a portée d’une rive à l’autre. « Les souvenirs sont façonnés par l’oubli comme les contours du rivage sur la mer ».

Se souvenir d’instants. En oublier d’autres. Elle se souvient des départs, elle a oublié les arrivées. Entre ces deux rivages, la mer. Voguer dessus et ne plus s’en rappeler. « La mer, c’est une chose d’une monotonie formidable, une chose qui efface tout ». Et pourtant, la mer n’a de cesse de l’attirer par son immensité. L’horizon qu’elle croit tout proche l’éloigne pour un temps, celui de la fixation de ce trait à l’horizontal, de ce qui constitue l’envers du décor, la scène arrière de sa vie.

Debout devant elle, figée face à la mer, elle regarde, elle observe, elle cherche. Quoi ? Elle l’ignore elle-même. Aimantée pour un temps, elle va vite renoncer pour lui tourner le dos et rebrousser chemin. Elle fuit sa captation. Elle craint sa captivité dans des profondeurs qui lui coupent le souffle et la respiration.

Elle fuit, pour y retourner et se laisser partir, pour un temps, dans son regard qui ne cherche rien, qui ne voit rien. Qui cherche tout simplement à calmer les vagues tourmentées de son esprit, qui essaie de ne plus penser, qui demande à l’oubli de continuer son œuvre.

Nada Abillama Masson