Interview de Bruno Cras par Yoann Laurent-Rouault

Bonjour, Bruno Cras, vous êtes auteur, journaliste, critique de cinéma, homme de radio et de théâtre et bien connu du public français. C’est un immense plaisir et un honneur pour moi, de faire votre interview en quelques questions choisies pour les lecteurs de votre livre récemment réédité chez JDH Éditions dans la collection des Atemporels : «La vengeance de Cyrano».

Vous avez donc écrit un sixième acte à la pièce originale d’Edmond Rostand. Avec talent et humilité. C’est un défi que de continuer à faire vivre des personnages empruntés à un autre. Ma première question est de vous demander ce qui vous a motivé pour le faire. Comment vous est venue l’idée?

Quand le film de Jean Paul Rapenneau, Cyrano de Bergerac, est sorti en 1990, il a été présenté au Festival de Cannes alors qu’il était déjà en salle depuis quelques semaines, ce qui était une première dans le cadre du festival. À l’époque, je travaillais sur Radio Monte-Carlo, et j’avais déjà fait une critique du film en mars dans mon émission, et donc là, pour coller à l’actualité, je me retrouve dans l’obligation de faire la critique du film à nouveau, pour son entrée en compétition au mois de mai à Cannes. Gérard Depardieu se verra attribuer le prix d’interprétation masculine pour son rôle et après s’ensuivra le César du meilleur acteur, d’ailleurs. Et, à l’époque, je me suis dit que je n’allais pas refaire la même critique et il m’est venu l’idée de l’écrire en vers. Et donc, avec la contrainte d’une minute, c’est le temps d’un papier-radio dans le journal d’informations, je déclamais mes vers qui commençaient ainsi : « Rimer au cinéma n’est pas chose facile, mais Rappeneau ma foi, s’y montre fort habile, rompu aux comédies qui font tout feu tout flamme… etc. » Et ma critique a eu un succès immédiat. Le journaliste cinéma de Nice-Matin, Maurice Huleu, qui n’avait jamais laissé sa plume glisser hors des colonnes de son journal, l’a fait avec moi pour l’occasion. Maurice Huleu était un critique extrêmement lu, tout comme son quotidien à l’époque, et mon flocon de texte a fait boule de neige, au point qu’en dehors de toutes autres anecdotes, Gérard Depardieu me l’a dédicacée à son tour dans Nice-Matin, après l’avoir lu… Je m’en souviens très bien, il avait écrit ceci : « Merci Bruno de ces vers, et encore en écrire… » Cette petite phrase énigmatique m’a trotté dans la tête…

Et puis le temps a passé, et presque soudainement, alors que j’étais en vacances, je me suis dit : je vais écrire une pièce de théâtre. La suite de Cyrano. Et j’ai commencé. Mais c’était compliqué. J’ai presque mis un an à l’écrire. Et, arrivé là, je me suis aperçu que je n’avais que 320 vers. Ce qui est un acte et non une pièce. Et je savais que je n’aurais ni la force ni le temps d’écrire les milliers de vers manquants. Voilà la genèse de mon sixième acte…

Nous sommes sur une réédition du texte que vous aviez publié avec notre éditeur, Jean-David Haddad, il y a quelques années. Le propos de la maison JDH est aujourd’hui de publier dans son intégralité Cyrano de Bergerac, la pièce aux 20000 représentations à ce jour, qui reste le plus grand succès du théâtre français. Donc, votre sixième acte va suivre ce texte magnifique, dans une collection classique, un peu comme s’il faisait partie intégrante de l’œuvre. Ce n’est pas trop angoissant de se retrouver à la suite?

Je me suis dit que son idée était excellente, mais que c’était aussi un peu de la provocation. Mon petit acte mérite-t-il d’être publié à la suite du texte magistral de Rostand ? Mais, au final, j’assume l’idée de Jean-David Haddad. Je n’ai pas cherché à copier intégralement l’auteur, ni à le moquer, mais seulement à continuer sur sa lancée, et ceci, très humblement. Il y a des vers que j’ai écrits dont je suis plus fier que d’autres. Comme tout auteur. Pour moi, ce sixième acte est un hommage à Edmond Rostand. Peut-être que certains puristes vont râler, mais j’assume ce choix de mon éditeur.

Avez-vous eu des critiques, par le passé, par rapport au fait que vous vous soyez «attaqué» à Cyrano, considéré aujourd’hui comme un monument de la littérature?

Il y aura toujours de mauvais coucheurs et des pisse-froid, une expression chère à Rostand d’ailleurs, qui vont dire tout simplement que la démarche n’était pas nécessaire. Et je suis d’accord avec eux en un sens. Cyrano de Bergerac se termine d’une très belle façon. Avec panache. Mais, j’avais un tout petit regret, comme Rostand l’avait dit d’ailleurs, aux élèves du collège Saint Stanislas où lui-même avait étudié : « Monsieur de Bergerac est mort, je le regrette. Soyez des petits Cyrano. » Alors moi, je n’ai pas été un petit Cyrano, mais un petit Rostand. Il avait de l’humour et je crois qu’il accepterait, et c’est très prétentieux de ma part de dire ça, que certains auteurs passionnés par son œuvre imaginent une suite à son Cyrano. Je veux rendre hommage à Edmond Rostand, comme je veux venger Cyrano. Il dit lui-même dans le cinquième acte que ce sont sans doute des seigneurs qui n’aimaient pas ce provocateur de Cyrano, cet esprit libre, qui l’ont fait assassiner. Et on sait que c’est un puissant qui a payé un mercenaire, un factotum, un reître pour faire tomber une poutre sur la tête de son héros. Et Cyrano meurt sans être vengé et Roxanne est une nouvelle fois veuve, en quelque sorte. Je voulais donner à Roxanne la possibilité de dire à quel point, sans le savoir, elle aimait ce cousin qui demeurait dans l’ombre. Mais, encore une fois, c’est un hommage. J’invite les critiques à en discuter, pourquoi pas sur un plateau télé. (rires)

Lors de l’une de nos conversations, il y a quelque temps, vous vous êtes confié sur votre amour pour la langue française. Et pour les alexandrins, pourtant considérés par certains comme déjà démodés à l’époque où Rostand a écrit Cyrano de Bergerac. Pouvez-vous revenir sur le sujet, pour nos lecteurs?

J’ai toujours été un littéraire. Mauvais en maths, mais très bon en grammaire et en orthographe. J’adore la langue française. J’ai lu des centaines de livres tout au long de ma vie. J’ai toujours adoré les classiques, Hugo, Lamartine, Vigny… tous les grands poètes, Rimbaud, Baudelaire… et je continue à lire un ou deux livres par semaine et à fouiller dans des librairies pour trouver des œuvres qui ont toutes un point en commun : l’amour de la langue. Je cite Pierre Michon, Julien Gracq, et d’autres grands auteurs ; j’adore ceux qui pratiquent une langue parfaite, totale… Je la déguste comme on déguste un alcool hors d’âge, avec un très grand plaisir, je prends le temps de lire et de profiter des mots. Pierre Michon est pour moi un des plus grands auteurs de la littérature française… « Maudissez le monde, il vous le rend bien… », pour le citer.

Dans les années soixante-dix, je me suis inscrit au cours de théâtre Girard, et Raymond Girard m’a fait travailler Racine, Corneille, Molière… Je me souviens encore de dizaines et de dizaines de vers appris au cours dramatique. Et tout cela a encore nourri mon amour de la langue. D’ailleurs, j’ai écrit un livre qui s’intitule Les 100 plus beaux Tweets de la littérature française, paru chez Plon, qui réunit cent des plus belles phrases d’auteurs. Mais pour en revenir à ce sixième acte, j’ai souvent composé mes alexandrins en pleine rue, en me baladant… J’ai pris mon temps pour le composer.

J’ai lu quelque part que sans Corneille et sans Victor Hugo, il n’y aurait pas eu de Rostand. Que pensez-vous de cette phrase?

Chez Corneille, il y a le dilemme. Le jeune Cid voit que Don Diègue a été giflé par le père de Chimène, et il a en lui ce dilemme cornélien, car il ne peut décemment pas aimer la fille du personnage qui a humilié son père. Comme il y a un dilemme d’importance pour Cyrano. Chez Hugo, il y a l’art du vers qui claque. J’adore les poésies de Victor Hugo. Et il n’hésitait pas à taper très fort, par exemple sur Napoléon III… Il a l’art de la chute. Et Rostand aussi. Je dirais que Victor Hugo est un peu plus fin que Rostand. Mais les deux ont de l’emphase.

Cyrano de Bergerac est une pièce librement inspirée de la vie et de l’œuvre de l’écrivain libertin Savinien de Cyrano de Bergerac (1619-1655). Elle est représentée pour la première fois le 28 décembre 1897, au Théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Paris. Depuis, son succès ne se dément pas. Bruno Cras, quelle vision avez-vous du personnage de Cyrano, d’un point de vue contemporain?

Cyrano, et le duc de Guiche le dit au cinquième acte en parlant à Roxanne : « Ne le plaignez pas trop, il a vécu sans pactes, autant libre dans sa pensée que dans ses actes. » On est à une époque où beaucoup font des compromis, mais Cyrano est un pur. Je me suis amusé à chercher à qui Cyrano pourrait correspondre vraiment aujourd’hui… C’est très dur de trouver quelqu’un de pur, de dur, de courageux et qui ne transige pas… on ne voit pas trop de défauts dans Cyrano. Bon, il est un peu soupe au lait, bagarreur, un peu prétentieux, mais il reste lui-même. En 1945, on dirait qu’il serait un Jean Moulin, un résistant… À notre époque, je ne sais pas. Ce n’est pas évident…

Pensez-vous qu’il soit devenu immortel, à l’instar des héros grecs

Je trouve qu’il est immortel dans la littérature, comme madame Bovary, ou Le Cid, mais je ne dirais pas que c’est un mythe, parce que les Achille et autres Hector, c’est une autre dimension. Je fais la différence entre la mythologie et la littérature.

Même si l’œuvre est exploitée depuis des décennies, sur scène comme à l’écran, récemment, un film, Edmond, du réalisateur Alexis Michalik, tourné vers l’auteur cette fois, mais vivant pour Cyrano tout de même, est sorti il y a peu. Puisque c’est monsieur Bruno Cras que j’ai devant moi, je ne résiste pas à taquiner son goût prononcé pour la critique de cinéma. Je vous en prie, pour notre plaisir, livrez ici, à nos yeux bientôt flattés, votre avis éclairé de journaliste sur le film de sa vie!

Je trouve que ce réalisateur a utilisé avec beaucoup d’intelligence, tout ce qu’il savait sur Rostand, comme sur Cyrano. Le grand mérite de son film, c’est d’amener des gens qui ne connaissent pas Cyrano, sinon de réputation, à découvrir l’œuvre. Il utilise beaucoup aussi « les vers de Rostand pour parler de Rostand ». C’est une façon originale de faire connaître la pièce à travers une œuvre de vulgarisation qui est très bien faite. De manière très intelligente. Et plus généralement de faire découvrir cet auteur prodigieux au grand public qui connaît essentiellement cette œuvre, alors que Rostand en a écrit d’autres.

La vengeance de Cyrano, votre texte, est un régal. Les vers sont ciselés et les tirades sont magnifiques. Je me permets de révéler le début de l’intrigue de ce sixième acte pour nos lecteurs : Cyrano a croisé jadis une prostituée qui lui a donné un fils. Qu’il a toujours caché par crainte du déshonneur. Le jeune Bergerac a 20 ans lorsqu’il apprend la mort de son père, et bon sang ne saurait mentir, il veut le venger. Les vieux amis de Cyrano, Ragueneau et Le Bret, qui connaissent le nom de l’assassin de Cyrano, vont tout faire pour calmer le jeune homme, et pour y parvenir, ils vont demander l’aide de Roxane. Et le plus surprenant est que certains des ennemis d’hier de son père, et pas des moindres, vont contribuer à le protéger.

Comment vous est venue l’idée de créer le personnage du fils de Cyrano?

Je vais passer pour « un grand inspiré », mais cela m’est venu naturellement. Il devait être vengé. Or, Cyrano n’a pas de famille, du moins, elle n’est pas présentée. Et la vengeance vient naturellement de la famille de la victime. Ce qui m’a inspiré, c’est que la pièce se déroule sur plus d’une décennie. À cause de la rupture entre le quatrième et le cinquième acte. C’est osé. Ma démarche est aussi osée. J’avais à l’époque envoyé mon texte à Jean Piat, qui avait joué Cyrano au théâtre. Il m’avait fait parvenir un mot, extrêmement gentil, mais il avait ajouté : « Pour moi, Cyrano est l’homme d’une seule femme. »

D’accord, mais comme c’est un soldat, et que c’est un épicurien, rien ne dit dans le texte de Rostand qu’il est vierge. Il aurait très bien pu avoir une aventure avec une femme, un soir de beuverie. Et donc avoir un enfant… Et l’élever dans l’ombre. Et pourquoi ses meilleurs amis ne seraient-ils pas au courant du fait ? Et pourquoi n’essaieraient-ils pas de protéger son fils d’un duel qui pourrait lui coûter la vie ? Et pourquoi ne pas faire appel à Roxanne pour raisonner le fils de Cyrano ? Il fallait ces personnages pour cette intrigue. Dans le même décor.

Nous ne révèlerons pas ici le nom de l’assassin de Cyrano, mais pouvez-vous nous donner un indice? Et, comment l’avez-vous choisi?

Mon assassin est plausible puisqu’il a été humilié par Cyrano, que c’est un duelliste et qu’il est présent dans la pièce. J’ai remarqué que le duc de Guiche évoque son nom à un moment donné, auprès de Roxanne. Et ce dernier avait en plus, tout comme lui, des vues sur elle. Et il a toutes les raisons d’en vouloir à Cyrano.

Pour Roxanne, dans votre sixième acte, qui est frappée deux fois par le malheur, avec d’abord la perte de Christian, puis l’assassinat de Cyrano enfin, ayant connu l’amour des deux et ayant aimé les deux, l’un dans l’ombre et l’autre lumière, c’est comme si elle prenait sous son aile, avec le fils de Cyrano, l’enfant qu’elle n’a pas eu. Mais l’idée est-elle si simple?

Roxanne est encore une très belle femme, courtisée dans son veuvage. Sans être éprise du fils de Cyrano, elle pourrait être un peu troublée. Et elle se sent proche de lui, par le fait. Mais, je ne veux pas trop en dire.

Roxanne est au cœur du texte d’Edmond Rostand. Elle en est la raison. Cette amoureuse de papier influence la littérature romantique depuis la sortie de la pièce en 1897. À vous lire, l’on voit qu’elle n’a pas pris une ride. Bruno Cras est amoureux de Roxanne, lui aussi?

Je ne suis pas amoureux de Roxanne, mais amoureux de l’amour que Cyrano a pour Roxanne et de l’amour qu’elle lui rend. En écrivant cet acte, il y avait la notion de la vengeance, mais il était très important que Roxanne soit au centre, parce que j’ai remarqué qu’au moment où Cyrano meurt, elle se rend compte à quel point son amour était magnifique. Et à quel point il l’aimait ! Donc je crois que Roxanne réalise qu’elle est veuve pour la seconde fois au moment de sa mort. Dans mon acte, on voit à quel point Roxanne aime Cyrano.

Si nous pouvions remonter le temps. Si vous en aviez l’occasion, que diriez-vous à Rostand par rapport à votre texte et à votre démarche?

Je voudrais la lui faire lire et je voudrais aussi que le maître ne m’épargne pas.

Une autre question, qui me hante : pourquoi n’écrivez-vous pas la suite?

Pour moi, non, je n’en ai ni le temps ni le courage, mais j’aimerais que d’autres le fassent. Avec un bon esprit et sans chercher à tronquer le texte original de Rostand.

Et aurons-nous un jour la chance de voir cette suite, si elle est faite, au cinéma ou sur les planches?

Un court métrage, j’adorerais voir ça ! Une œuvre indépendante.

Merci d’avoir répondu à toutes ces questions, Bruno Cras, un dernier mot pour vos lecteurs?

Relisez Cyrano, et l’œuvre de Rostand, profitez des alexandrins, ils vous accompagnent toute la vie et cela fait beaucoup de bien.

 

Interview réalisée par Yoann Laurent-Rouault, rédacteur en chef de la revue littéraire L’Édredon, pour JDH Éditions.