Interview de Jean-Yves Heurtebise :

Vincent Kaiser : Bonjour M.Heurtebise, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Jean-Yves Heurtebise : Bonjour. Je suis actuellement maître de conférences à l’Université Catholique Fujen à Taiwan. Je suis également chercheur associé au CEFC (Centre français d’études sur la Chine contemporaine) et co-rédacteur en chef de la revue Monde Chinois Nouvelle Asie. Je participe par ailleurs aux activités du Collegium International un groupe de réflexion créé par Michel Rocard, Edgar Morin et Stéphane Hessel. Ces affiliations différentes illustrent une recherche académique et une réflexion stratégique qui porte sur les relations entre la Chine et l’Europe de la Renaissance à nos jours et les rapports entre l’homme et son environnement à l’ère de l’Anthropocène.

Vincent Kaiser : Très intéressant, un parcours vraiment complet et riche, vous êtes Docteur en Philosophie, en histoire et en technologies, quels conseils donneriez-vous aux jeunes souhaitant commencer ce type d’étude ?

Jean-Yves Heurtebise : Merci. Effectivement, mon doctorat s’inscrivait dans le cadre de l’unité de recherche du CEPERC d’Aix-Marseille Université qui visait à penser le rapport entre disciplines scientifiques différentes. Ma thèse étudiait les manières de penser la vie et de catégoriser les manifestations du vivant en biologie et en sociologie. Cette étude visait à extraire des constantes dans la manière de dire le réel indépendantes des disciplines considérées. L’idée fut ensuite de voir si cette « méthode » pouvait aussi fonctionner non pour rapporter des systèmes gnoséologiques différents (étude du vivant / étude de la société) mais des systèmes civilisationnels différents, donc, en l’occurrence « l’Europe » et « la Chine ». Le point central étant justement d’appréhender la complexité inhérente à ces « ensembles » culturels de façon non pas à les opposer et ou à définir leurs prétendues spécificités mais à montrer comment leur multiplicité interne pouvait trouver échos et correspondances. Par rapport à ce parcours, un peu atypique, je dirai que le principal est le développement d’une méthode plus que la maîtrise d’un contenu. Ensuite, malgré une pression pour se spécialiser et se professionnaliser au plus tôt, je dirai qu’il est toujours important de laisser ouvert une marge d’inconnu. Je crois que c’est la vie qui doit nous guider dans nos travaux plutôt que ceux-ci qui doivent guider et définir notre vie.

Vincent Kaiser : De très bons conseils, vous avez passé beaucoup de temps en Asie, que pensez-vous des méthodes d’enseignement universitaire là-bas ?

Jean-Yves Heurtebise : Effectivement, j’ai enseigné un peu en Chine (universités d’été à l’Université de Pékin) et je donne encore des cours à l’Université de Shanghai dans le cadre d’un master de l’Université de Lyon 3 mais surtout à Taïwan dans deux universités: à l’Université Nationale de Dong Hua (NDHU) à Hualien et à l’Université Catholique de Fujen (New Taipei City). En fait, il est assez difficile de parler des méthodes d’enseignement en tant qu’enseignant soi-même; je pense que la différence serait plus sensible pour un étudiant. Le contexte est aussi très différent en Chine et à Taïwan. Pour avoir enseigné en Chine quelques jours ou semaines chaque année depuis 10 ans (à Pékin puis à Shanghai), le changement d’atmosphère est notable, palpable – en tant qu’enseignant étranger, on ressent moins de curiosité et de plus défiance alors que les sujets « dont-on-ne-peut-parler-que-si-on-n’en-parle-de-façon-adéquate » augmentent et rendent le questionnement difficile du moins si celui-ci porte sur la culture chinoise. Pour l’enseignement à Taïwan, la différence principale porte sur le fait que le système est plus proche des Etats-Unis que de l’Europe ou de la France avec notamment un système d’évaluation des cours par les élèves chaque semestre qui peut influer sur la promotion. Ce qui pourrait avoir pour conséquence négative soit de niveler le cours par le bas, pour éviter les cours trop difficiles, soit d’homogénéiser le contenu pour suivre une tendance sociétale. Mais cela peut aussi permettre de se remettre en question et se renouveler en obligeant le professeur à sortir de sa tour d’ivoire en ne proposant aux élèves que des cours qui correspondent à ses articles du moment.

Vincent Kaiser : Un avis intéressant et complet, vous êtes Chercheur associé au CEFC, pouvez-vous nous en dire plus ?

Jean-Yves Heurtebise : Le statut de chercheur associé correspond à un rattachement purement scientifique et non pas administratif. Le CEFC lui-même est un organisme de recherche français à l’étranger. De ce fait le CEFC est placé sous la cotutelle du ministère des Affaires étrangères et européennes (MAEE) et du CNRS. Créé en 1991 en Hong-Kong puis en 1994 à Taipei, sa mission est d’étudier les mutations politiques, économiques, sociales et culturelles de la Chine Populaire, de Taiwan, de Hong Kong et de Macao. Des chercheurs très importants y sont associés comme Jean-Pierre Cabestan, spécialiste de Taïwan, ou Frank Dikötter, spécialiste de l’histoire chinoise contemporaine. Je ne peux que recommander sa trilogie sur la période maoïste en Chine. Son livre How to Be a Dictator: The Cult of Personality in the Twentieth Century livre des clefs importantes pour comprendre la moitié autoritaire du monde où nous vivons aujourd’hui.

Vincent Kaiser : Une très bonne explication, vous avez également écrit un livre  » Orientalisme, occidentalismes et universalisme : histoire et méthode des représentations croisées entre monde européen et chinois » pouvez-vous nous le présenter ?

Jean-Yves Heurtebise : Orientalisme, occidentalismes et universalisme : histoire et méthode des représentations croisées entre monde européen et chinois est un livre publié en 2020 par les éditions Eska qui publient aussi Monde Chinois Nouvelle Asie. Il s’agit en fait du résultat de mes dix dernières années de recherche. Il est constitué par un ensemble d’articles parus en anglais, français et chinois dans des revues à comité de lecture qui ont été réécrits pour constituer un tout plus homogène. L’objectif du livre est de comprendre les relations entre l’Europe et la Chine aujourd’hui au prisme des changements et évolutions des représentations des intellectuels européens du monde chinois de Montaigne à Deleuze ainsi que sur une analyse critique dont la Chine elle-même dans la période contemporaine essentialise sa propre culture. Il est axé autour de l’étude critique de deux biais d’interprétation de l’autre: celui de l’Orientalisme, ou la représentation négative de l’autre non-européen par l’Europe et l’Occidentalisme ou la représentation négative de l’autre non-chinois par la Chine. Mon but est par là de proposer une généalogie critique de notre regard sur « l’autre ».

Vincent Kaiser : Pour les lecteurs qui attendent un prochain livre, pouvez-vous nous dire si cela est dans vos projets ?

Jean-Yves Heurtebise : Après cette première monographie, j’ai publié un livre collectif chez Peter Lang en 2021 avec Costantino Maeder (Université Catholique de Louvain): Reflets de soi au miroir de l’autre. Les représentations croisées Chine/Europe du vingtième siècle à nos jours. Il s’agit d’un ouvrage réunissant différentes contributions qui comporte une introduction et une conclusion écrites par le professeur Maeder et moi-même qui tente de lier sciences cognitives et études culturelles. En ce moment, je suis dans l’écriture d’un ouvrage pour les Presses de Louvain Université qui doit développer certaines idées de mon premier livre en accentuant l’analyse critique d’une lecture post-coloniale des études chinoises et en mettant en valeur la période française classique de la réception de la Chine en Europe (le précédent livre portant plutôt sur le tournant anthropologique de la philosophie allemande).

Vincent Kaiser : Intéressant hâte de le découvrir avec le temps, vous donnez régulièrement des conférences, laquelle avez-vous préféré donner ?

Jean-Yves Heurtebise : Question difficile. Ma première conférence hors du cadre de mon université était en 2006 et portait sur le film 2046 de Wong Kar-wai dans le cadre du Collège international de Philosophie à Paris et des Ecrans Philosophiques de Montrueil. 16 ans après et 120 conférences plus tard , j’avoue que ce sont ces conférences sur des films qui personnellement me passionnent le plus dans leur écriture. Depuis 2013, j’organise au Musée de l’Université Nationale de l’Education de Taipei des cycles de conférence – parmi les conférences que j’ai données dans ce cadre celle que j’ai préféré donner est celle sur le film Arrival en 2019 et surtout celle de l’année dernière sur Lust, Caution de Ang Lee que je propose d’interpréter en référence au livre Sexistence de Jean-Luc Nancy et au concept du « traître » chez Deleuze & Guattari.

Vincent Kaiser : Je comprends, un souvenir mémorable, vous écrivez des articles pour le Monde, pouvez-vous nous dire comment cela a commencé ?

Jean-Yves Heurtebise : Effectivement, j’écris aussi depuis 4 ans, au rythme assez lent malgré tout d’une tribune par an, des tribunes pour Le Monde qui cherchent au fond à alerter sur la situation dramatique des tensions entre la Chine et Taïwan. Cela a commencé par des contacts avec des journalistes étrangers de passage à Taiwan notamment lors de la première élection de Tsai Ying-wen en 2016. Mon article de l’année dernière, en 2021, intitulé « Pour être sûr que la troisième guerre mondiale n’aura pas lieu, il faut voir qu’elle est en train de commencer et savoir s’y préparer » semble assez d’actualité au vu de l’invasion militaire russe de l’Ukraine et des exercices militaires de 5 jours de la Chine visant à intimider Taïwan après la visite de Nancy Pelosi. L’article de cette année « La guerre en Ukraine a sonné le réveil de l’Europe » tente de dresser la nouvelle configuration géopolitique de l’Europe à l’ère de l’esprit de revanches des régimes autoritaires postcoloniaux – il sera développé dans un article à paraître en septembre pour la revue Esprit. Je viens juste de publier un article pour Libération sur le nécessaire ajustement de la gauche à la question de Taïwan.