La formule nationaliste d’Édouard Drumont

Édouard Drumont, né à Paris le 3 mai 1844 et mort le 3 février 1917, fut journaliste, écrivain, polémiste et homme politique de l’extrême droite française. Il fut aussi le fondateur du journal La Libre Parole, l’un des titres phare de la presse antidreyfusarde, nationaliste et antisémite. Mais c’est en principal, le fondateur d’une doctrine antisémite ramassant toute la thématique raciale, sociale et religieuse antijuive du XIXe siècle.

Issu d’un milieu modeste, originaire des Flandres, Drumont entre à 17 ans, dès la mort de son père, dans le petit fonctionnariat, reprenant ainsi le flambeau familial. Mais malheureusement, c’est la presse qui l’attire : il collabora et se formera au métier dans plusieurs journaux parisiens, à différends postes. Avec plus ou moins de réussite.

Il sera chroniqueur d’art à La Liberté de 1874 à 1886. De là, il publiera régulièrement sur différents supports, puis se lancera dans l’écriture théâtrale. Sa première publication date de 1875. Puis, les romans s’enchaîneront. La France juive aurait été écrite sous l’impulsion du jésuite Stanislas du Lac. Qui aurait ensuite apporté des fonds pour la création de son journal, La libre parole. Le « livre » devient rapidement un succès éditorial avec 62 000 exemplaires vendus dès la première année, ce qui en fait l’un des plus grands succès du livre politique de la IIIe République. Drumont sera condamné et devra s’acquitter d’une forte amende en raison de la violence de son « texte ». Mais, l’immonde ouvrage lui apportera la notoriété dont il était en quête dès le plus jeune âge. Opportunisme et affairisme dirigeront sa vie.

Édouard Drumont publie ensuite La France Juive devant l’opinion (1886), La Fin d’un monde (1889), La Dernière Bataille (1890), Le Testament d’un antisémite (1891) et Le Secret de Fourmies (1892). En 1890, surfant sur son succès, bien ancré dans le mal de l’époque, il fonde la Ligue nationale antisémitique de France. Il critique le cosmopolitisme apatride de ce qu’il nomme crûment la race juive, qui serait selon lui, la première opposante au nationalisme « vitale » qu’il vénère et défend. Que Maurras nommera le nationalisme intégral. Sans casque. Drumont devient alors l’antisémite le plus célèbre de France. Gloire encore une fois recherchée de tout son être. Tout comme Maurras, il reconnaît que l’antisémitisme est fédérateur et lui ouvre  toutes les portes. Drumont réunit toutes les formes de l’antisémitisme, toutes les tendances de l’époque, et il amalgame le tout, répondant ainsi avec une démagogie toute calculée, au plus grand nombre. Jusque là, la mode antisémite tenait plutôt dans l’idée que chacun choisisse son juif à abattre, selon ses convictions, qu’elles soient financières, politiques ou religieuses. Le bouc émissaire juif d’un conservateur de droite n’étant pas nécessairement le même que celui d’un socialiste. Ou qu’un catholique. Drumont propose que l’antisémitisme anticapitaliste de la gauche ou encore l’antisémitisme traditionnel catholique et « le racisme de peau » pro colonialiste (voir le débat Ferry/Clemenceau) s’unissent et convergent vers une cause universelle, expliquée par force de démonstration, qui tient en cette idée simple : le Juif devient le responsable de tous les maux. C’est un nouveau concept, et il est vendeur. La formule 3 en 1 inspirera d’ailleurs Schueller pour ses shampoings comme pour la matière de ses cagoules.

Catholique, royaliste, socialiste à ses heures, anarchiste de temps à autre, député et pourtant fondamentalement antiparlementariste, ancré à droite de la droite, Drumont aimait à changer de « peau » et à brouiller les pistes. Revanchard, volontiers provocateur, totalement immergé dans son coupable commerce, Drumont défrayera les chroniques de la IIIe république à plusieurs reprises. En 1890, il se présente aux élections du conseil municipal du 7e arrondissement de Paris. Soutenu par Albert de Mun ainsi que par des royalistes, des bonapartistes et même des boulangistes. Mais les conservateurs l’emporteront. Peu lui importera : l’activité politique le motive. Il enchaînera très vite.

Le Petit Journal du 19 août 1893 titre sur « Les litanies de M. Clemenceau », et salue la candidature à Amiens de M. Drumont pour les législatives de 1893. le 20 avril 1892 La Libre Parole, titre : « La France aux Français ». Reste à définir ce que les mots France et français veulent dire pour des personnages tels que Drumont. La chance aux chansons me semblerait être un titre plus clair et tout aussi porteur pour lui. Toujours porté sur la polémique, pour éliminer où porter l’opprobre sur ses adversaires politiques, il attaque régulièrement untel ou untel par le biais de son journal ; ce qui lui vaudra quelques condamnations judiciaires et l’amènera même à faire de la prison, entre deux duels, principalement au motif de la « diffamation » et comme définit en ses termes par la loi de la liberté de la presse. Fidèle à sa théorie de l’amalgame, il s’attaque tout à tour au banquier Alphonse de Rothschild et aux différents acteurs du scandale de Panama. Barrés l’en remerciera d’ailleurs, tout comme Maurras. Tout comme d’actuels dirigeants de l’extrême droite française que je ne perdrai pas de temps, ni de papier, à nommer. Que voulez-vous, c’est la crise et l’inflation galope.

Le scandale de Panama est une affaire de corruption liée au percement du canal, qui éclaboussera plusieurs hommes politiques et industriels français de la IIIe République. La Compagnie universelle du canal inter océanique de Panama, de Ferdinand de Lesseps, est en difficulté dès le début du chantier. La facture se révélant plus onéreuse que prévu, les devis devenant absconses, Lesseps lance donc une souscription publique appuyée par le gouvernement pour pallier aux manques. Mais, une partie de ces fonds sera utilisée par le financier Jacques de Reinach pour soudoyer des journalistes et obtenir illégalement le soutien de plusieurs personnalités politiques pour que justement, la souscription ait lieu et que l’opinion publique y fut favorable.

Le scandale éclate alors au grand jour, en partie à cause de Drumont, qui avait reçu des documents confidentiels de Reinach et qui fit des révélations dans son quotidien La Libre Parole. Drumont révéla l’un après l’autre les noms des politiciens et journalistes corrompus et mit au jour le mécanisme de l’escroquerie. Et l’ensemble de la presse y alla de ses révélations, évidemment, toutes plus sensationnelles les unes que les autres. Reinach fut retrouvé mort le 20 novembre 1892. Après autopsie, l’enquête officielle conclut à une congestion cérébrale, mais la presse dans son ensemble parla de suicide ou d’empoisonnement.

Malgré l’émission des derniers emprunts de 1888, il s’avéra impossible de redresser la situation, et la Compagnie fut mise en liquidation judiciaire le 4 février 1889, provoquant la ruine de 85 000 souscripteurs.

En 1891, l’État ordonne l’ouverture d’une information pour abus de confiance et escroquerie. Une commission d’enquête est alors créée. Elle ne chômera pas. Le ministre de l’Intérieur, Émile Loubet et le ministre de la Marine et des Colonies, Auguste Burdeau, démissionnèrent avant de subir la foudre divine. Le ministre des Finances, Rouvier ainsi que l’ancien ministre Antonin Proust furent aussi pris sous le feu. Et Georges Clemenceau en perdit en septembre 1893 son siège de député du Var. On intenta un procès contre Clemenceau, de fausses preuves y seront produites et il en sortira blanchi. En tout, ce sont 104 parlementaires qui auraient touché des pots-de-vin.  Le scandale se conclut en 1893 par la condamnation à 5 années de prison pour l’ancien ministre des Travaux publics, Charles Baïhaut. Ferdinand de Lesseps et ses associés seront condamnés à 5 ans de prison. Ferdinand de Lesseps y échappera grâce à un vice de forme. Condamné le 9 février 1893 par la Cour d’appel de Paris à 2 ans de prison et 20 000 francs d’amende, Gustave Eiffel, participant actif de la société de Lesseps, fut finalement réhabilité par la conclusion d’une enquête qui montrait qu’il n’était pas impliqué dans les malversations. Dans ses colonnes, La libre parole qualifiera le système politico-financier de « presque tout entier tenu par des mains juives ». Drumont se régale, il a provoqué la chute de ses ennemis politiques. Et il a encore additionné de la notoriété. Sur la même idée. Et cerise sur le gâteau, le judaïsme de Herz et Reinach, deux des acteurs principaux du scandale de Panama, nourrit l’antisémitisme populaire croissant de l’opinion publique. Le scandale met aussi en exergue la propagande des partis antiparlementaires. Le dossier Panama aura beaucoup de conséquences sur la vie politique française. Les républicains et les radicaux perdront de l’influence au profit du socialisme. L’antisémitisme de base y trouvera un bon engrais.

Le saviez-vous?

Herz, l’autre figure du scandale de Panama, se lie avec le baron Jacques de Reinach, alors responsable de la publicité de la Compagnie universelle du canal interocéanique de Panama, créée en 1879 par Ferdinand de Lesseps. Herz lui propose d’intervenir auprès de ses relations à la Chambre des députés pour obtenir le vote d’une loi qui permettra à la Compagnie de lancer un emprunt en faveur de la construction du canal de Panama. Pour y parvenir, il n’hésite pas à recourir à la corruption. À la révélation du scandale, provoquée par la mort de Reinach, Herz s’enfuit en Angleterre. Il est condamné par la justice française à 5 ans de prison. Il est finalement arrêté en janvier 1893 sous l’inculpation de vol de titres financiers. Sa mort en juillet 1898 mettra un terme au scandale de Panama.

Suite;

En 1898, en pleine affaire Dreyfus, Drumont attaque Georges Clemenceau, dans un article de son journal : « Je suis trop modeste, monsieur, pour prétendre que mes services militaires égalent ceux de tant de généraux et de tant d’officiers d’élite que Zola traîne dans la boue aux applaudissements de votre bande. Ils me donnent le droit, cependant, d’exprimer mon mépris pour l’homme qui ne s’est aperçu qu’il y avait une armée française que lorsqu’il a éprouvé le besoin de cracher dessus. […] Maire de Montmartre, vous étiez le complice du juif Simon Mayer qui assassinait nos généraux et présidait au renversement de la Colonne devant les Prussiens qui riaient, comme ils rient aujourd’hui. Député, vous étiez le commandité et l’homme à tout faire du juif allemand Cornélius Herz. Vomi par vos électeurs et redevenu journaliste, vous vous êtes fait le défenseur du traître Dreyfus. Vous êtes un misérable, évidemment, mais dans votre genre, vous avez au moins le mérite d’être complet. »

En réponse, Clemenceau provoque Drumont en duel et en tant qu’offensé, il a le choix des armes. Se sera le pistolet, avec trois balles chacun, à vingt pas de distance. Drumont, n’est pas à la fête : Clemenceau à la réputation d’être un excellent tireur. Mais, contre toute attente, Drumont sort indemne du duel. Ce qui ne l’encouragera évidemment pas à faire preuve de plus de réserve dans ses attaques éditoriales.

À la suite des émeutes antisémites d’Alger en 1898, Édouard Drumont se présente dans la ville phare du colonialisme français aux élections législatives. Il sera élu député d’Alger en mai, et deviendra à la Chambre dirigeant du « groupe antisémite », composé de 28 députés. Il s’opposera vivement à la révision du procès de Dreyfus, réclamera des poursuites contre Zola et l’abrogation du décret Crémieux de 1899 qui accordait la nationalité française à de nombreux juifs algériens. La suite de sa carrière politique ne sera qu’une succession d’échecs et de frondes avortées. Après avoir perdu son siège de député, il reprend son métier de journaliste et d’écrivain à plein temps. En 1909, il échoue à être élu membre de l’Académie française. En 1915, il prend la direction du journal Le Peuple français. Il meurt le 3 février 1917.

 Le saviez-vous?

 En 2019, l’historien Gérard Noiriel publie Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République. Il y fait le parallèle  entre la rhétorique identitaire de l’essayiste (Zemmour) aux imprécations antisémites de Drumont. Selon lui, Zemmour partage avec Édouard Drumont les mêmes «rhétoriques de l’inversion», c’est-à-dire un récit présenté comme une vérité taboue qui serait niée par l’histoire officielle «bien-pensante». Le journaliste Christophe Donner écrit que Drumont est le « patient zéro » de l’antisémitisme français : «Il n’a pas inventé la haine des Juifs, mais il a fait mieux que souffler dessus : il en a créé la version moderne, baptisée «antisémitisme». L’ancestrale judéophobie chrétienne se veut désormais «scientifique» et raciale. Avec La France juive, Drumont publie un vaste annuaire imprégné d’une délation « post-vichyste » avec 3 000 noms de personnalités juives ou associées à elles. Les propos de ces deux auteurs  et historien auxquels j’adhère pleinement, confirme le contenu thématique de mes textes. Je vous en recommande la lecture d’ailleurs.

Yoann Laurent-Rouault, extrait du Memoria books, « L’affaire Zola, ou l’engagement intellectuel ». A paraitre. 278 pages.