En complément de la chronique sur cet auteur….
Dans Le convoi de l’eau, tout comme dans ses autres romans et nouvelles, Akira Yoshimura aborde le thème – récurrent dans son œuvre – de la mort et des multiples visages qu’elle revêt. Ainsi est-elle parfois effacement brutal comme celui qui attend inexorablement ce village oublié au fond d’une vallée perdue et promis à la destruction sous les eaux du barrage qu’une équipe d’ouvriers et d’ingénieurs vient construire. Le progrès signe toujours la disparition d’une chose au profit d’une autre.
La mort attend, la mort s’installe entre villageois et ouvriers qui s’observent et s’ignorent. La dynamite fouaille les entrailles de la montagne et en éventre les flancs, la mousse qui depuis des années, peut-être des siècles, s’est déposée en strates épaisses et verdoyantes sur les toits pentus de cet étrange village, glisse sourdement et s’affaisse, entraînant avec elle le lent et patient travail du temps. Placides, les habitants en reconstituent l’ouvrage et réparent l’une après l’autre les toitures. L’incompréhension le cède au mépris, et le mépris à l’indifférence. La construction contre la destruction, un barrage et l’électricité pour des milliers de gens contre la disparition d’à peines quelques dizaines. Et l’eau omniprésente – pluie, torrents, sources, brouillard et nuages qui serpentent à la cime des arbres – qui détrempe les corps, régénère la terre et assèche les esprits. La mort encore y tisse son œuvre au noir. Une femme vêtue de blanc, couleur du deuil au Japon, sera « suicidée » pour expier le crime d’honneur infligé au village par un ouvrier que l’on retrouvera noyé. Le corps de la jeune femme restera là, pendu, mouillé de pluie, secoué par les vents, jusqu’à ce que sous la chair décomposée affleure un squelette. La faute doit être partagée, mais nul ne peut la pardonner. La blancheur des os lavés par les intempéries rappellera au narrateur les membres mutilés de son épouse infidèle qu’il a assassiné, et dont il a violé la sépulture pour arracher de son cadavre quelques doigts de pieds, afin qu’elle ne repose jamais en paix. Mais cette profanation l’a privé de toute possibilité de réconciliation avec lui-même. La prison ne l’a pas apaisé, pas plus que les ossements blanchis de sa femme qui cliquettent, à chacun de ses pas, dans son sac à dos : Posséder une partie d’elle me donnait le plaisir de profaner son cadavre. Si je les jetais, ce serait uniquement en les lançant dans un égout d’eau croupie…. Mais Tant que cette boîte serait là, il serait absolument impossible pour moi de connaître la paix. Néanmoins, peu à peu, il va commencer à ressentir quelque chose d’autre qui faisait que j’étais dans un état d’esprit un peu différent d’eux (les autres ouvriers). Cela s’était emparé de moi à partir du moment où, à la vue des mousses gorgées d’eau de pluie sur les toits, j’avais pris conscience du calme de ce hameau désert.
Son observation des événements et des hommes se fait recueillement. Au rapide changement des paysages et au brouhaha des hommes et des machines qui accompagne les travaux fait écho l’attitude paisible, presque éthérée des villageois, qui semblent suivre des rites connus d’eux seuls. Ils partiront. Mais avant, il leur faudra rendre un dernier hommage à tous ceux à qui ils doivent la vie et dont la pérennité se doit d’être respectée. Ils en exhumeront les ossements, transvasant les crânes dans des minuscules cercueils fabriqués patiemment à cette fin, brûlant le reste, effaçant toute trace de vie en incendiant maisons et temple. Le narrateur trouvera sa rédemption dans ce geste des villageois qu’il verra disparaître dans les profondeurs enneigées des montagnes, chacun portant sur son dos la mémoire de ces ancêtres. La mort veille sur eux, image rappelant La Ballade de Narayama, magnifique film de Imamura, contant la fin d’une vieille femme, Orin-yan : la coutume voulait qu’à l’âge de 70 ans, les vieillards s’en aillent mourir volontairement au sommet de Narayama, la montagne aux chênes, là où se rassemblaient l’âme des morts… et les vautours.
La même écriture ciselée, épurée comme un sabre d’iaïdo et dont l’extrême simplicité révèle le travail minutieux du calligraphe qui pour atteindre la perfection de son art, doit faire le vide dans son esprit, propre à tous les autres ouvrages d’Akira Yoshimura (sauf peut-être dans Le grand tremblement de terre du Kanto, qui tient plus du documentaire historique, mais dont la lecture nous renvoie à la catastrophe de Fukushima), confère au Convoi de l’eau une intimité poétique. Les sentiments s’y dérobent, on en devine les tumultes et la violence et bien qu’imprégnés d’une culture pétrie par une tradition où la pérennité sociale du groupe prévaut sur celle de l’individu qui nous paraît souvent hermétique, elle nous renvoie à nos propres questionnements sur la vie et sa conclusion inéluctable.
Le convoi de l’eau, Actes Sud, 2009