Le prévenu par Carlo Sibille Lumia ( Journaliste et chroniqueur judiciaire).

A quoi penses-tu ?

Avocats, huissier, greffier et forces de l’ordre sont en pleine conversation. La plupart d’entre eux sont debout, et parlent avec agitation des affaires passées et à venir, de leurs éventuelles prochaines vacances qui pourraient se voir annulées, de football, ou encore de leur mal de tête dû au port du masque.

Assis seul et menotté, tes yeux ne quittent que très rarement le sol, pour parfois se diriger vers le plafond. D’un coup d’œil hésitant, tu jettes un vif regard vers les magistrats sur ta gauche puis oses te lever quelques secondes pour te dégourdir les jambes, tes bras toujours croisés dans ton dos…

Si t’en est arrivé là, à cet instant t, seul et menotté dans cette salle d’audience, c’est que t’as fait le con, mec ! Et ce, depuis des années si l’on en croit ton casier judiciaire long comme le bras, dont les premières condamnations remontent à 2011. Tu n’as que 28 ans et tu étais encore mineur à l’époque et déjà en proie à une énorme rage, à une violence incontrôlable à l’encontre des autres mais également de toi-même… Car il en faut pour se saboter à ce point, devenir une épave accro aux stupéfiants, puis à l’alcool « pour pouvoir arrêter les joints… » Cette violence, je ne sais pas d’où elle provient et ne suis pas là pour te juger.

Alcoolique depuis 2015, les violences en réunion sur des inconnus ou bandes rivales se sont peu à peu transformées en violences sur ta femme, devant tes enfants. Déjà condamné plusieurs fois pour ça, tu n’as pas réussi à te canaliser ni même à t’en sortir grâce aux peines d’avertissement, puis mixtes ainsi que des nombreux suivis proposés par la justice. Des suivis que tu effectues « pour conserver ton permis de conduire et éviter plus de problèmes » d’après les dires du procureur. On pourrait presque croire que tu te tiens désormais à carreau. On pourrait… Si tu n’avais pas merdé à nouveau il y a deux jours.

Ce soir-là, tu es rentré une nouvelle fois démonté après t’être enfilé six rhum coca et huit bières avec tes potes, sûrement les mêmes avec qui tu commettais des violences en réunion par le passé. Tu n’as pas supporté que ta femme, qui t’avais pourtant viré du domicile familial quelques jours auparavant, vide ta bière dans l’évier. Donc tu l’as une nouvelle fois insultée, puis frappée, devant vos enfants – un bébé de six mois et un jeune garçon de deux ans.
Il paraît que ça construit la mémoire traumatique de l’enfant d’assister à ce genre de choses, du moins c’est que disais le proc’ dans ses réquisitions il y a quelques minutes… Mais je ne sais pas si tu écoutais réellement, ton regard semblait vague, fixant un point dans le vide… A quoi pensais-tu ?

Et à quoi penses-tu précisément à ce moment, alors que le tribunal délibère sur ton sort ? Peut-être au fait que tu ne pourras pas te la coller ce soir s’ils ordonnent le mandat de dépôt et que tu finis la soirée derrière les barreaux ? Ou peut-être commences-tu à prendre conscience de la gravité de la situation, de tes actes répétés qu’il est grand temps de cesser…
Du moins, c’est que j’espère pour toi, car seule la prise de conscience d’une situation permet d’initier une action, un mouvement, un état d’esprit différent qui te permettra enfin d’avancer. Et peut-être qui sait, si tu le désires, de reconstruire un jour une quelconque relation avec tes enfants !

Mais je ne suis personne pour te juger, ni même pour te faire la morale, je suis simplement un homme, d’à peu près ton âge, assis seul deux rangées derrière toi, également le regard perdu dans le vide…

Finalement, tu termineras bien la soirée sous écrous, la vive opposition et les menaces faites aux policiers durant ton interpellation n’ayant pas joué en ta faveur… Dans un an, quand tu sortiras, auras-tu pris conscience et initié une quelconque action pour changer ? Ou continueras-tu sur la même voie que depuis 2011, à mener ta vie à coups de gifles, de coups de poing et de verres d’alcool ?