Les derniers jours de la nuit

Les derniers jours de la nuit

Elle est seule. Seule au monde. Seule comme personne ne l’a jamais été. Plus seule que quiconque ne le sera sans doute jamais. L’idée même de sa présence est une incroyable aberration, une anomalie scientifique, une incongruité. En a-t-elle seulement conscience ? Comment parvient-elle à mobiliser son énergie et sa concentration pour mener ce combat dont elle ignore tout et qui la dépasse ?

Elle avance. Tant bien que mal. Un pied devant l’autre, lentement, avec précaution, le centre de gravité abaissé au maximum, jambes fléchies, bras tendus vers l’avant. Comme pour se prémunir d’une rencontre malencontreuse avec un obstacle, être vivant ou masse inerte. Les mains hésitantes, la pulpe des doigts en éveil, prête à transmettre au cerveau toute information de modification de température, tout contact avec quelque matière que ce soit. Sa bouche entrouverte laisse échapper une respiration saccadée, trahissant un état d’anxiété extrême. Elle exhale d’éphémères nuages de brouillard qui restent invisibles pour elle, aussitôt happés par cette atmosphère si particulière. Ses yeux grand ouverts ne lui sont d’aucune utilité : l’obscurité est telle qu’elle ne distingue pas ses propres pieds. Son corps tout entier est comme fondu dans le décor, insignifiante forme humaine dissoute dans un océan si sombre. Le noir est total. Il est partout. Un noir profond, épais, envahissant, pénétrant. S’il est là depuis toujours, tout indique qu’il régnera pour l’éternité. Il est le maître de l’espace et du temps.

Elle est dans les ténèbres. Ses pas foulent un sol indéterminé, qui ne lui laisse pas le moindre indice sur sa véritable nature. Un chemin, une route, une surface inconnue, faite de sable, de cailloux, d’herbes sauvages ? Une forêt, une toundra, une prairie, un terrain recouvert d’argile, de roche ? Si elle était dotée d’une vue surhumaine, elle distinguerait les rides d’une terre gelée, semblable à celle d’un champ cultivé au plus froid de l’hiver. Elle apercevrait les arêtes aiguës à sa surface, telles de minuscules vagues figées, finement craquelées en forme de dentelles. Par un regard circulaire elle découvrirait, à perte de vue, l’extraordinaire étendue désertique qui l’enserre, milieu inconnu et hostile, lieu de l’immense défi qui lui est imposé. Au fond, que fait-elle ici ? Elle a beau y réfléchir intensément, elle aboutit sans cesse à la même conclusion : elle ne dispose pas des éléments objectifs lui permettant de répondre à cette question. Son esprit est aussi embrouillé que l’atmosphère environnante est terne, poisseuse, macabre. Elle ne voit pas d’autre choix que de continuer.

L’instant d’après un ancien réflexe se déclenche en elle : chercher la lune. Son intuition est vite déçue : ici, pas d’espoir de clair de lune, pas même de lune. Tout se confond. Tout concourt à la perte de repères. Si elle ne se sentait pas aussi vivante, aussi inscrite dans le moment présent, elle pourrait croire ce décor factice, inventé, pour une raison inconnue, dans le but de la soumettre à une épreuve. Quel serait l’artiste à l’origine de cette toile : un peintre fou, un passeur de temps, un génie s’adressant à la communauté des hommes ? L’utilisation, très restrictive, de sa palette d’encres et de peintures, pourrait revêtir la forme d’un sacrifice, d’une œuvre sous contrainte, privée de liberté. Au centre du tableau plus noir qu’il n’en a jamais créé : la pointe d’un très léger pinceau enduit de blanc aurait donné vie à une femme ignorée du monde.

Comme elle poursuit péniblement sa progression, elle s’interroge sur la présence d’une forme de vie autre que la sienne, ne sachant si elle doit se réjouir de cette perspective ou s’en inquiéter. Un bref instant, elle s’arrête, marque une pause, interpellée par un son inhabituel, sans doute le fruit de son imagination. Ne pouvant se résoudre à attendre quelque signe que ce soit, elle reprend sa marche en avant, à la fois déterminée et sur le qui-vive. Animée par un sentiment ambivalent : cette marche est une errance, sans but apparent, mais au fond d’elle la conviction qu’elle seule doit en trouver l’issue. Rassérénée à l’idée de ce grand dessein, elle force un peu l’allure en allongeant sa foulée, se refusant à ressentir la moindre manifestation de fatigue. Le fantôme aux cheveux longs doit chercher à briser ses chaînes virtuelles.

Quelques minutes, peut-être quelques heures plus tard, son attention est subitement attirée par une infime tache droit devant elle, suspendue à ce qui apparaît pour la première fois comme un semblant d’horizon. Passé l’effet de surprise, elle écarquille les yeux pour se persuader de la réalité de l’apparition, sceptique sur la perception de ses propres sens. Tandis qu’elle s’interroge sur les errements de son imagination, surgit, dans un silence total, une explosion colossale. Une prodigieuse déflagration de couleurs, aussi sourde que soudaine, recouvre tout. Elle prend possession de l’espace en effaçant instantanément le noir ambiant, s’empare du réel, gigantesque bulle de savon délavant le ciel et la terre.

Interdite, en proie au doute le plus total, elle se demande par quel sentiment elle doit se laisser dominer. Retrouver l’usage de la vue est une délivrance. Elle s’autorise à prendre totalement connaissance de ce nouveau monde polychrome. Au loin, un vert dominateur annonce la présence d’une forêt que l’on devine bordée de grands arbres parfaitement immobiles. Plus haut, un pâle soleil se fond dans le bleu azur d’un ciel éclatant. En toile de fond quelques nuages poudreux s’étirent langoureusement, plus à droite elle aperçoit de minuscules virgules en mouvement, colonies d’oiseaux venant célébrer le retour à la vie. Cette lumière est douce et chaleureuse. Elle est celle d’une matinée d’hiver, au petit jour, quand la journée qui s’élance est décidée à tenir la promesse d’un moment radieux. Celle de ces premiers jours de vacances d’été, quand la famille s’éveille de sa première grasse matinée au bord de la mer. Celle d’un après-midi d’automne, où la nature au ralenti procure de délicieuses bouffées d’air vif. Celle de cette journée de printemps, où la montagne se régénère après la froideur des mois passés. Elle est toutes ces lumières à la fois.

Et si elle était l’être suprême, le grand témoin, l’élue de l’espèce ? Celle appelée à voir le jour un. Celle qui pourrait raconter à l’humanité qu’il y avait eu un avant et un après. Est-ce l’effet de la frondaison, la voici irrésistiblement attirée par la chênaie qui lui fait face. Comme elle pénètre ce nouveau milieu de cimes et de branches, d’infimes indices lumineux disséminés ici ou là semblent lui indiquer la voie à suivre. A l’intérieur de la forêt, les longues tiges ondulent et les feuilles des arbres bruissent sous l’effet d’un vent léger. La végétation s’ouvre devant ses pas comme pour faciliter sa progression. Est-elle attendue quelque part ? Qu’est-ce qui est écrit à l’avance dans ce voyage ? Est-elle seulement maîtresse de son destin ? Le dernier arbre est bientôt en vue, annonciateur d’un changement de paysage.

Elle est là, face à elle. Aussi immense que proche. Elle s’étend à perte de vue et paraît pourtant pouvoir tenir dans sa main. Aussi mystérieuse que familière. Elle déroule inlassablement sa symphonie de vagues langoureuses. Aussi profonde que rassurante. Elle révèle les reflets de sa surface en prenant bien garde de taire ses abîmes. A mesure que le soleil s’élève et impose bientôt sa parfaite verticalité, ses rayons frappent l’eau si puissamment que les yeux doivent se fermer. Voici la lumière absolue. Les rais étincelants caressent le bleu de l’eau, le miroir infini renvoie vers le ciel et la terre les ondes magiques, celles qui diffusent les preuves de la vie. Allongée sur le sol, le regard au zénith, son esprit interroge maintenant l’ensemble du spectre. Des centaines, des milliers, des millions de visages anonymes prennent vie. Elle passe de l’état de solitude le plus profond à une sensation de cohue envahissante. Le grand ballet commence, innombrables fourmis dérisoires dansant dans les nuages. Elle s’émerveille des couleurs de peaux, des sourires, des regards, des larmes, des reflets blonds du soleil dans les chevelures.

Ils l’entraînent au fond de la mer. Elle est irrémédiablement attirée dans l’élément bleu, ne cherche pas à lutter contre cette force aussi évidente qu’imparable. C’est à peine si elle ressent la fraîcheur de l’eau contre sa peau, la voici comme aimantée par une spirale lumineuse l’attirant à elle, déterminée à l’emmener quelque part. Parvenue au beau milieu de cette colonne de lumière, elle plonge malgré elle dans un univers d’atomes phosphorescents, où le soleil exalte les moindres particules en suspension. C’est un puits sans fond qui l’accueille, elle flotte, elle coule, elle est suspendue, elle ne se débat pas. L’omniprésence de la lumière jaune révèle et transcende toutes les formes de vie. Elle prend part à la danse dans un état de semi-conscience euphorique. Son apnée prolongée est surnaturelle et sans souffrance. Elle ne cherche plus à comprendre pourquoi elle est ici, mais à inscrire dans chaque parcelle de sa mémoire les sensations ressenties.

Revenue à la surface, elle réalise que l’énergie qui frappe ses rétines provient du ciel. Extirpée de la douceur des vagues, les pieds dans le sable, elle expose son corps aux milliards de photons échappés miraculeusement de la couche basse des nuages. D’innombrables gouttelettes perlent sur les complexités de sa peau. La lumière du soleil, vive et chaude, dévoile à l’intérieur des gouttes d’incroyables variations de couleurs, concentrés de nature et de vie terrestre. Le phénomène est onirique, c’est comme si elle devenait elle-même une source de lumière. A mesure qu’une subtile chaleur l’enveloppe, elle irradie partout autour d’elle. Elle est effrayée, que lui arrive-t-il ? Une nouvelle fois est-elle la cible, la proie, la victime ? Ne pas rester là, poursuivre son chemin, pour, peut-être, trouver des réponses. La réponse. Il faut partir, sans délai, c’est une nécessité. Elle reprend sa route, son périple, sans plus savoir où ses pas la mènent  ; tandis qu’elle s’éloigne du rivage et quitte les terres boisées, une lumière bleue est son nouveau point d’attraction. Elle est plus froide mais tout aussi puissante, c’est vers elle qu’elle s’aventure délibérément. Elle avance, le point bleu domine l’horizon, c’est un halo de plus en plus large, d’une brillance pure.

Au prix d’un long effort elle rejoint l’endroit, la source, le point de départ ou d’arrivée. Elle a la conviction que c’est ici que les choses commencent, qu’elles prennent un sens. C’est une ville. Une ville comme elle n’en a jamais vu, jamais rêvé. La ville originelle ou celle de toutes les fins. Un berceau ou un linceul. Le bleu se fait de plus en plus fort, omniprésent, il est dans ses yeux, sous elle, au-dessus de sa tête, il l’assaille tel un parfum enivrant. Alors qu’elle est sur le point de perdre connaissance, elle se raccroche à ce poème qu’il lui avait écrit, il y a longtemps, aussi longtemps qu’ils vivaient tous les deux. Un poème à propos d’une ville bleue, celle qui ne s’éteint jamais. Elle se souvient qu’il disait qu’il ne faut croire ni aux débuts, ni aux fins. Dans cette ville de toujours et d’ailleurs, elle vacille en pensant à lui. A sa lumière. Rien ne disparaît. Elle le sait. Elle ferme les yeux.