L’homme n’est bon que lorsqu’il ne peut pas faire autrement… Mélanie Talcott

Il ne se passe guère de jours sans que je pense à cette phrase terrible qui brouilla la mémoire que je garde de l’interview que nous fîmes, mon compagnon et moi, de Maxime Rodinson, alors âgé de soixante-quinze ans passés. Il avait eu la gentillesse de nous recevoir dans son appartement parisien, enthousiasmé par le projet d’un journal qui ne vit jamais le jour et portait le titre de L’Ombre du Regard, dont le premier numéro s’articulait autour du conflit israélo-palestinien. Il y avait bien sûr d’autres rubriques, Doucement les Blés, Les Microbes de Dieu, Mettre fin à nos nuits, La Voix de la Terre, et j’en oublie. Je garde de cette rencontre un souvenir toujours étonnamment présent et un exemplaire de l’ouvrage Peuple juif ou problème juif ? dédicacé par son auteur, Maxime Rodinson, livre  pour lequel il semblait avoir un attachement particulier.

Il nous reçut donc dans son appartement qui n’en avait que le nom. Le mobilier avait été réduit au strict nécessaire et avait cédé la place à des milliers de livres qui s’empilaient en colonnes précaires, simples ou doublées, voire triplées, le long des murs jusqu’au plafond, seul espace libre et vierge de la curiosité insatiable et érudite de Maxime Rodinson. Même les toilettes n’avaient pas résisté à cette invasion livresque. Sa femme nous ouvrit la porte et nous conduisit jusqu’à la tanière de cet Honnête Homme du vingtième siècle, l’un des derniers sans doute, en s’excusant du désordre.

Là aussi un amoncellement invraisemblable de livres, hérissés de notes manuscrites glissées entre les pages des ouvrages qu’il était en train de lire – et ils étaient nombreux – qui conférait au fauteuil bergère râpé d’usure et à la table minimaliste, une certaine incongruité. La première question qui venait à l’esprit était de se demander s’il les avait tous lus et s’il se rappelait de tous. C’était méconnaître la fabuleuse capacité mémorielle de cet homme qui enfant, avait appris seul le grec et le latin, se débrouillait dans une trentaine de langues, en parlait plusieurs à la perfection dont l’amharique (éthiopien ancien), le turc ou encore l’arabe classique. Il savait exactement où était chaque ouvrage au moment où il en avait besoin, dans quelle pièce et dans quelle pile. Bien sûr, nous parlâmes du sujet qui justifiait notre visite.

Il nous promit un article qu’il nous remit quelques jours plus tard, intitulé Connaissance et illusion dont je ne sais s’il fut ensuite publié ailleurs. Puis nous dérivâmes sur la cuisine dont il semblait fin connaisseur, thématique de ses toutes premières recherches, les chansons populaires dont il connaissait par cœur une incroyable quantité. Il nous parla également de bien d’autres sujets qui le passionnait tout autant, comme l’écriture, les phénomènes de possession, la médecine, l’économie ou les problèmes de notre société.

Et enfin, magie de la rencontre ou mélancolie de l’homme, il nous raconta des bribes de sa vie, ses parents émigrés russes, déportés à Auschwitz, son exclusion du parti communiste et son marxisme profondément humaniste. Il nous parla du monde universitaire dont il avait longtemps piétiné les marges pour être un autodidacte, des revers qu’il en essuyait encore par ses écrits, de sa vision de notre société et des dangers qui la guettaient ou encore de sa méfiance vis-à-vis des faiseurs d’opinions. Un homme simple, plein d’humour et inclassable. Était-il professeur, ethnologue, politologue, historien, linguiste, spécialiste en écriture et langues, sociologue, voire philosophe, et l’un des plus grands orientalistes contemporains ? Un peu tout cela, sans doute, du moins face au public. En témoignent son travail, durant des années, de chercheur à l’Ecole pratique des hautes études et d’enseignant, les  articles qu’il rédigea, les livres qu’il écrivit dont certains, devenus des classiques, furent traduits en plusieurs langues et réédités plusieurs fois.

Mais, il me sembla alors à ce moment privilégié plus proche d’un Acrate courageux – animé d’une saine rébellion nourrie par une lucidité sans nul doute insupportable et par un non moins scepticisme constant -, que d’un brillant intellectuel qu’une notoriété indiscutable aurait cristallisé dans l’amertume. Néanmoins, le désespoir était là aussi, à fleur de cœur. Je ne me rappelle plus ce qui d’une chose à l’autre amena son aveu et fit prendre corps à son ami de jeunesse, juif comme lui, qui pressentant l’horreur nazie et ses persécutions à l’encontre de tous ceux qui ne rentreraient pas dans le moule de son idéologie, s’était suicidé peu avant la guerre. L’homme n’est bon que lorsqu’il ne peut pas faire autrement… C’était la dernière chose qu’il lui avait légué, un testament oral dont la véracité est malheureusement toujours quotidiennement d’actualité.

En conclusion de cet article, Connaissance et Illusion, Maxime Rodinson écrivait : « Quand on est historien, et que l’on connaît l’Histoire, il n’y a pas lieu d’être optimiste. Le destin de l’humanité est de défigurer les causes les plus justes par des mythes ineptes, d’extrapoler les idées les plus exactes jusqu’à les rendre absurdes, de défendre des revendications justifiées au moins en partie, par les moyens les plus discutables, de mêler sans arrêt au sacrifice des martyrs, les manœuvres des malins. La connaissance est sans illusion quand l’exemple des hommes lui révèle sa dérision… »

© Mélanie Talcott 

 

Quelques ouvrages de Maxime Rodinson
1961 – Mahomet. Paris, Club français du livre  ; édition revue et augmentée : 1968, Seuil («Politique»).
1966  – Islam et capitalisme. Paris, Seuil.
1972  – Marxisme et monde musulman. Paris, Seuil.
1980  – La Fascination de l’Islam, Paris, Maspero («Petite collection»).
1981 – Peuple juif ou problème juif ? Paris, Maspero («Petite collection»).
1993a  – L’Islam : politique et croyance. Paris, Fayard.
1993b  – De Pythagore à Lénine : des activismes idéologiques. Paris, Fayard.
A lire  : Maxime Rodinson, un intellectuel du XX° siècle de Stéphane Boussois