L’ULTIME GORGÉE (1/4)

L’ULTIME GORGÉE (1/4)

 

La pièce est sombre. Les messages, que compose le seul homme présent, proposent des nuées de fautes d’orthographe et de grammaire. L’on pourrait dire qu’ils en comportent autant que de branches sans feuilles sur les arbres de décembre. Claude tape fiévreusement. Les portes aux planches mal peintes de son bureau sont ouvertes. Elles égratignent un chemin maltraité. À cette heure, il y a encore peu de monde dans ce quartier d’Abidjan. De son siège en bois, légèrement bancal, il jette de temps à autre un bref coup d’œil vers la rue. Le groupe d’hommes rassemblé au coin de la boutique chinoise n’est pas habituel. Claude a remarqué leurs conciliabules. Il songe peu à peu qu’ils s’interdisent de regarder dans sa direction. Les gouttes de sueur qui coulent dans son dos ne sont pas uniquement liées à la chaleur qui ralentit toute vie. C’est la peur qui ruisselle sur sa peau.

Sous ses doigts naissent des mots qui s’enchaînent pour raconter une histoire, pour appâter deux peut-être trois lecteurs. Il en a sélectionné plusieurs centaines, mais la plupart des destinataires dédaigneront sa fable.

« Bonsoir,

J’ai établi le contact avec vous et je voudrais vous faire partager une affaire très importante. Si cela ne vous intéresse pas, veuillez m’excuser pour ce désagrément.

Je suis monsieur Issam M, je travaille comme traducteur, en Irak avec les militaires américains. J’ai bien sûr des preuves de mes affirmations. Lors d’une opération militaire, dans la ville de TIKRIT, j’ai découvert un coffre-fort dans une grande et splendide maison. Elle appartenait à un homme d’affaires important d’Irak. Il était en fuite. Ce caisson contenait des liasses de dollars américains. C’était une véritable grâce de dieu et une chance pour fuir ces terres de violence.

Avec l’aide de trois soldats natifs du Texas et de Californie, j’ai gardé ce trésor dans un lieu sécurisé. Vous pouvez vous rendre sur le site indiqué pour en savoir plus. Après de longues délibérations, nous avons décidé de tout partager entre nous, et de ne rien remettre aux autorités américaines. Chacun de nous a reçu la somme de dix millions de dollars US. »

C’est le seul travail que Claude a pu trouver pour vivre. Il espère écrire encore pendant quelques mois de tels messages. Grâce aux sommes gagnées, il pourra payer son voyage vers l’Europe. Il aspire à vivre normalement. Il sait que ses cousins l’attendent. Aujourd’hui, il doit satisfaire les demandes de ses commanditaires. Il doit répertorier des torrents d’adresses sur Internet, puis envoyer des multitudes de messages racoleurs.

Il avait proposé ses services, encouragé par une vague relation. Il espérait réunir beaucoup d’argent, dans un pays où gagner sa vie est très difficile. Les premiers temps, il trouva ce système remarquablement séduisant. Puis l’inquiétude l’avait miné peu à peu. Il découvrait que les bruits qui dépeignaient ses mystérieux employeurs étaient troublants. Il n’avait jamais vu que deux colosses, aux visages balafrés. Ils parlaient peu. Ils ne souriaient jamais. Lorsqu’il avait posé sa candidature, ils lui avaient donné une feuille qui fixait sa tâche. Ils lui avaient fait signer un double. Ces fables devaient permettre de rabattre au moins dix clients par jour. Ces derniers, attirés par l’appât d’un gain facile, devaient envoyer de l’argent pour débloquer une situation imaginaire. Les preuves annoncées étaient nombreuses, mais floues. Les détails épousaient la réalité, mais l’auteur restait inaccessible, et les photographies associées n’étaient que des leurres. La chasse aux victimes était ouverte jour et nuit.

Cette opération malhonnête était tout bénéfice pour le patron. Les lecteurs naïfs croyaient dépenser peu pour récupérer une fortune, sans bouger de chez eux. En fait, ils n’obtiendraient rien. Claude avait également observé que les opérateurs, qui ne harponnaient que peu de gogos, disparaissaient. L’on parlait de meurtres, de tortures, quand le manque de résultats provoquait la colère des employeurs. L’on murmurait que, lorsque l’on retrouvait leurs corps, ils étaient anormalement estropiés. Dans ces régions l’indifférence des autorités ne permettait à personne de vivre normalement. Des bruits circulaient dans les ruelles peu sûres. De riches étrangers voisins faisaient régner leurs lois.