L’ULTIME GORGÉE (3/4) Un conseil, lire les quatre.

 

L’ULTIME GORGÉE (3/4)

Encore déçu par ses hésitations, il se penche sur son clavier. S’il avait osé, il ne serait plus dans cette impasse, pense-t-il. Il entame fiévreusement un nouveau message. Les thèmes sont proches. Claude est emporté par ses rêves, comme une feuille au vent.

« De : Rabah Khalil. Envoyé : jeudi 3 juillet 2008.   objet : Très urgent.

Chers aimés,

Je suis de fières origines. Je m’appelle Rabah K … J’ai 21 ans. Je suis une jeune femme qui a beaucoup de talents. Je suis à la recherche d’une personne capable de m’aimer. Indépendante et tendre, j’aspire au calme, à la chaleur et à la constance. J’ai appris à garder l’essentiel, et à oublier la bagatelle. Je veux rencontrer un homme très fort avec les yeux bons, et un grand cœur. Je rêve d’une vie de couple qui s’épanouirait dans le cadre d’un respect mutuel total.

Je suis en Irak depuis longtemps. Je suis la fille adoptive de madame Aquila Al Hashimi. J’avais pour rôle de veiller sur le bon fonctionnement de sa résidence à l’ouest de Bagdad. Le docteur Aquila Al Hashimi était conseillère du vice-ministre Tariq Azis, sous Saddam Hussein… Elle était responsable de la coopération du ministère des Affaires étrangères auprès de l’ONU … Grièvement blessée par balles alors qu’elle était en préparation de l’Assemblée Générale des Nations Unies qui devait se tenir le mardi à New York, elle mourut des suites de ses blessures… »

Le deuxième jour, un cameraman accompagnait la journaliste. Claude ne voyait qu’elle. Il voulait l’étonner. Il lui avait même remis la feuille fixant ses tâches. Il parlait fort, sans se dissimuler. Il voulait éblouir ses collègues. Le sourd désir de montrer à toute la rue qu’une ravissante femme occidentale s’intéressait à lui, l’emportait sur le plus élémentaire devoir de prudence. Entre deux prises de vues, un de ses collègues avait essayé de le mettre en garde. Il lui avait conseillé de tout arrêter, et d’être plus discret. Il lui avait affirmé que la caméra des blancs signerait sa perte. Claude avait dédaigné ces conseils, avec le sourire de celui qui se croit invincible. La journaliste le protégerait, elle l’avait promis. Il l’avait cru. Elle l’emmènerait sûrement loin de toute cette fange qui ne pouvait que l’asphyxier. Toute la journée, il avait cru à son sourire enjôleur. Elle avait même ébauché un avenir de rêve. N’avait-elle pas adhéré à son projet le plus cher ? Il avait compris ce qu’il voulait entendre. Sa mémoire, en devenant sélective, était en train de l’abuser. Il ne réfléchissait plus. Complètement hypnotisé, il était devenu la proie de la jeune et jolie étrangère. En la regardant, il était convaincu qu’elle pouvait lire toutes ses pensées. Il aimait cette idée.

Le soir venant, Christine l’avait invité à la rejoindre sur la terrasse d’un restaurant de la côte. Tout en fredonnant, il avait revêtu ses plus beaux vêtements. Il avait attendu plus d’une heure à l’entrée. Un serveur, avec un sourire détestable, lui avait remis un billet. Elle prétextait une forte migraine. Elle était désolée. Il n’avait pas su repartir tout de suite. Il regardait les convives, et constata brusquement que l’ensemble des couples présents était de la même origine, étrangère, ou locale. Aujourd’hui, le blanc et le noir ne semblaient pas s’allier. Il haussa les épaules pour chasser ses inquiétudes, mais un mauvais présage le tenaillait. Il avait raison, il ne devait jamais la revoir.

Le troisième jour, il avait chassé de son esprit sa déconvenue de la veille. Comme elle n’arrivait pas, il était parti faussement guilleret la rejoindre à son hôtel. Il eut beaucoup de mal à comprendre qu’elle était partie à l’aéroport. Il se lança à sa recherche, en vain. Ce n’est qu’en fin de journée qu’il osa penser qu’il avait été le jouet de la belle inconnue. Ce jour-là, il ne lança aucun message racoleur sur les ondes de l’arnaque. Il lui fallut toute une nuit d’insomnie, pour envisager qu’elle ne reviendrait pas. Quelquefois, un souffle d’espoir le projetait encore vers ses rêves de la veille. Elle avait sans doute disparu pour mieux réapparaître, songeait-il. Il lisait le petit message de la veille, mais ce dernier ne pouvait offrir plus que les mots. L’écriture fine et élégante lui déchirait le cœur.

Au petit matin, il se regarda dans une glace. Il réalisa qu’il avait beaucoup parlé sur ses activités, en se traitant d’imbécile. Désormais, il connaissait de longs moments d’abattement.

Vers neuf heures, il a repris son poste. Il est un peu sonné. La vie lui a tout offert, et tout reprit trop brusquement. Il doit rattraper le temps perdu. Ses doigts heurtent le clavier. Il se bat avec les touches, il lutte avec les mots. Les neuf lettres d’un prénom voilent sa vue. Il complète son dernier message qui a reçu une dizaine de réponses d’encouragement.

« …Ma mère adoptive était très gentille. Elle luttait pour que les droits de l’homme soient respectés. Cet à l’hôpital, alors que je m’occupais d’elle, qu’elle m’a confié avoir déposé une malle dans une compagnie diplomatique. Elle contenait douze millions de dollars américains… 

Depuis que ma mère adoptive est morte… Ses parents me traitent mal pour le simple fait que je suis une fille adoptée… J’ai écrit à la compagnie pour vérifier l’existence de ce bien. Ils m’ont confirmé la présence de la malle. Compte tenu de la situation de guerre, ils ont transféré tous les biens de leurs clients, vers une de leurs agences, dans un pays en Afrique de l’Ouest, la Côte d’Ivoire. Telle que je viens de vous décrire ma situation, j’ai décidé de solliciter votre aide pour pouvoir m’aider à récupérer ce colis… Je vous propose de m’aider à sortir très vite d’Irak afin que nous puissions nous marier et vivre heureux. Je vous fais parvenir une photo pour que vous puissiez savoir avec qui vous êtes en communication. »

Claude lève les yeux. Devant lui, les deux colosses, aux visages entaillés, le fixent. Ils ébauchent un rictus qui s’apparente au sourire d’un prédateur. Cette apparition est si soudaine, que Claude ne peut réprimer le tremblement qui s’empare de ses membres. Il se penche exagérément sur son clavier. Il voudrait se fondre au creux de son écran. Il tape, frappe encore, comme les battements de son cœur dans sa poitrine. Il arrive à se convaincre qu’une déesse aux yeux bleus et à la chevelure blonde, est derrière lui. Elle ne peut que surgir pour le protéger. Les mots jaillissent, et s’alignent par magie. Claude ne voit que ces textes qui défilent sur l’axe de la peur panique qui l’habite. Il ne perçoit aucun bruit, aucun craquement, aucune respiration. Il voudrait trouver les mots pour expliquer la présence de la journaliste. Son cerveau est paralysé, il ne lui propose aucune réponse acceptable.

Si à cet instant, Claude savait qu’un reportage avait été diffusé suite à ses confidences, il s’effondrerait sous son siège. Ses rêves s’effriteraient. Son visage n’apparaît pas sur l’annonce du documentaire, mais chaque détail, chaque propos enregistrés, le dénoncent déjà. Claude ignore que la nuit d’un ministre et de ces investisseurs a été très difficile, après l’annonce en France, par de nombreux médias, de ses révélations. Certaines factures s’établissent brusquement, surtout dans ces régions brûlées par le soleil. Elles peuvent condamner le malheureux qui a osé confier ce qu’il sait, ou ce qu’il vit.

Des hordes d’écritures plus tard, il lève la tête. Ces cerbères ont disparu. Il respire longuement, comme un plongeur qui est resté sous l’eau trop longtemps. Il se demande s’il n’a pas succombé à une hallucination. Il ose poser la question à un voisin. Ce dernier confirme la présence pendant cinq minutes des redoutables intrus. Avec une courte phrase, accompagnée d’un geste tremblant, il indique qu’ils sont partis. Ils ont disparu sans un mot, presque discrètement, comme ils étaient venus. Ce n’est pas dans leurs habitudes.