L’ULTIME GORGÉE (4/4)

 

L’ULTIME GORGÉE (4/4)

(suite et fin)

Les doigts de Claude volent de nouveau sur le clavier. Sans comprendre, il songe qu’il vient d’assister à une séance d’intimidation. Il respire mieux, même si aucun souffle d’air frais ne l’entoure. Soulagé, il replonge dans les confidences de ses personnages imaginaires, dans les promesses sans lendemain. Chaque lettre du clavier le projette de nouveau vers une lueur blanche du Nord

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Ses doigts suintent sur le clavier pour donner la vie à une histoire un peu folle. Il se rassure toujours, en se disant que depuis une dizaine de jours, il a convaincu et trompé une vingtaine de personnes. Il a largement rempli son contrat, en échangeant des utopies contre de l’argent. Mais ces inquiétudes le taraudent toujours, quand un bruit, un cri, résonne. Il se remémore ses confidences. Christine était si jolie, si envoûtante. Il parlait de choses banales, elle souriait en écoutant chacun de ses mots. Il avait raconté sa vie, et tout ce qu’il savait sur son job. Il avait l’impression de dire des choses exceptionnelles. De toute façon, il se comparait à un livre ouvert devant les yeux bleus rayonnants de sa nouvelle et superbe inspiratrice. Pareil sourire n’avait pas dû le tromper. Il ne pouvait pas imaginer qu’il venait d’être sacrifié.

Pour l’heure, son imaginaire l’enivre de projets. Il aime façonner des personnages inventés. Il goûte de décrire des vies fictives. Il imagine qu’il entame ses premiers pas de romancier. Il oublie sa vie miséreuse. Il mise sur le retour éblouissant de Christine. Il imagine mieux son lendemain. La vie d’une jeune femme s’active sous ses doigts.

« Je vous demande des excuses pour l’intrusion que je fais dans votre vie, je me nomme mademoiselle Awa Sankoh, j’ai dix-neuf ans. Je suis la belle-fille de feu docteur Collins Sankoh, ex-directeur des mines de la république de Sierra Leone. Mon père a été assassiné, alors qu’il visitait un site d’exploitation d’or et de diamant, par des rebelles de Sam Bockary. Cela c’est déroulé à 230 kilomètres de Freetown. Après le décès de notre Père, la vie est devenue très difficile… 

La meilleure méthode serait d’expédier mes fonds dans votre pays. Vous les récupérez, pour les placer dans des domaines rentables. Je vous propose ensuite d’engager les démarches pour m’aider à m’établir chez vous. J’ai prévu quinze pour cent pour vous, du montant total de mes biens. Répondez-moi le plus tôt possible. »

La fraîcheur du soir, amplifie les bruits de la rue. Claude abandonne son siège. Il s’étire longuement. Aujourd’hui, il a ferré un groupe d’hommes et de femmes. Tous sont prêts à épouser un fantôme, et à investir pour obtenir une poignée de sable. Claude quitte la salle, perdu dans ces réflexions sur la nature humaine. Il musarde en suivant une haie d’échoppes, en abandonnant des anecdotes aux boutiquiers, et aux commerçantes. Il papillonne en songeant au retour de Christine. Il ne remarque pas qu’il est suivi par le groupe d’hommes rassemblé, depuis le matin, au coin de la boutique chinoise. Mélancolique, il s’éloigne des faubourgs grouillants et bruyants.

Il ne comprendra jamais comment deux paires de bras le projetèrent sur la poussière du chemin. Il ne saisira jamais pourquoi sa tête pénétrera dans un bidon d’huile de vidange, les mains liées dans le dos. Claude ne peut pas résister. Sa vie lui échappe. Son agonie sera longue. Il n’aura plus le temps de penser à Christine et à ses promesses. Son ange gardien avait dû le quitter pour accompagner celui de la journaliste.

Le lendemain, le cameraman avait reçu une photographie. Sous la tête ruisselante et déformée par l’agonie de Claude, l’on pouvait lire un article dénonçant les officines de Côte d’Ivoire, et leurs arnaques.

Un mois plus tard, Christine recevait un prix pour son reportage. Les orateurs insistèrent sur son professionnalisme et son engagement pour les nobles causes. Ses yeux bleus souriaient. Ils abuseraient encore beaucoup de ses semblables.

Elle avait reçu une lettre de menaces. En lettres de sang, on lui décrivait l’agonie de Claude et le châtiment qui l’attendrait si elle revenait compléter son reportage. Elle préféra détruire le courrier et éviter d’en parler. Elle pensa, sans doute, que l’éducation du plus grand nombre méritait bien un sacrifice.

Aussi machiavélique que séduisante, Christine n’éprouvait aucune pitié pour Claude. En prenant quelques gorgées de champagne, elle songea même, indifférente et diabolique, qu’elles méritaient bien un arrière-goût d’huile de vidange.

FIN