Molière and The Walking Dead Partie 2 : Les Fourberies des Zombies

Les écrans

Lire, c’est le plus prodigieux des cadeaux qui ait été donné à l’humanité. C’est également le propre de l’homme.

Car oui, lorsqu’on s’interroge, ce qui fait la singularité de l’homme, vient d’abord à l’esprit l’intelligence. Or, il est acquis depuis le XIXe siècle que l’homme n’est pas le seul animal doué d’intelligence. Depuis longtemps, les études ont montré que les mammifères pouvaient accomplir tout comme nous des exercices nécessitant de mobiliser des facultés de mémorisation, de raisonnement et d’apprentissage et même de transmettre à leurs congénères ou à leurs descendances les fruits de leurs découvertes.

Plus étonnant encore, des facultés de résolution de problèmes, de calcul et de communication élaborées ont été mises en évidence chez des animaux d’ordinaire considérés comme « moins développés » comme les oiseaux , les calamars et les pieuvres, et même également chez des insectes comme les bourdons. Toutes ces études viennent confirmer la prescience de Darwin quand il écrivait que « la différence d’intelligence entre hommes et animaux les plus évolués, aussi grande soit-elle, est une différence de degré, et non de nature ».

Avoir une communication construite, en particulier une parole, n’est pas non plus une singularité humaine. Il est clairement établi que la communication animale est bien plus développée que nous l’avons longtemps imaginé. Ces langues étrangères propres à chaque espèce existent et il nous reste à en découvrir la sémiologie.

 

Ce n’est pas le rire non plus qui distingue l’homme de l’animal. Des travaux laissent à penser que certaines espèces animales, et pas seulement les grands singes, partagent avec nous la capacité de rire.

On pardonnera sans peine à Rabelais qui est à l’origine de cet aphorisme mis à mal par la science : « rire est le propre de l’homme ».

Cependant, on aura beau observer tous les animaux du monde, aucun, vous en conviendrez, n’est capable ni de lire, ni d’écrire. Lire et écrire sont certainement les caractéristiques qui font de l’Homme un animal à part dans le monde du vivant.

On peut même dire que l’humanité s’est construite autour et grâce à ces facultés uniques en ce qu’elles ont contribué à faire émerger, à fixer puis à transmettre le savoir, à organiser et structurer des sociétés de plus en plus complexes et enfin, en inventant la littérature, à faire voyager l’esprit, à donner de plaisir, à défricher des champs de pensées encore incultes.

La lecture et l’écriture sont devenues le substrat indispensable à la construction de l’esprit de l’Être plus encore.

Hugo résume cela très bien dans cette sentence irréfutable: « Lire c’est boire et manger. L’esprit qui ne lit pas maigrit comme le corps qui ne mange pas ».

J’ajouterai qu’il y a une sédentarité de l’esprit comme il y en a une pour le corps.

A bien y penser, le cerveau est un muscle comme les autres : privé d’exercice il s’atrophie, d’enrobe de graisse et se révèle incapable du moindre effort. On y reviendra en analysant un autre zombie qui est l’éducation nationale et qui, plutôt que de tenter de réveiller les méninges catatoniques, s’est peu à peu adapté et pour « ne laisser personne sur le bord du chemin » décidant sans rougir le moins du monde de refuser l’obstacle.

 

Car oui, faire fonctionner un cerveau ne demande pas moins de volonté et d’énergie que faire travailler un biceps. La lecture en particulier nécessite un travail d’assimilation, d’analyse et souvent d’abstraction dont le coût, certes récompensé chez le lecteur aguerri par de belles et d’inestimables découvertes, n’est pas négligeable. Alors ces dernières années, l’omniprésence des écrans qui délivrent sans effort une information ou une histoire prémâchée, est venue contrarier l’écrit et s’est imposée grâce à une concurrence éminemment déloyale.

Plus encore que la paresse intellectuelle imposée par les smartphones, une dégradation lente, insidieuse et probablement irrémédiable de nos capacités attentionnelles est venue achever le travail.

Cela est très bien décrit par Bruno Patino dans son livre remarquable et éclairant La civilisation du poisson rouge.

Pour faire court, ledit poisson rouge possède une capacité d’attention et de mémorisation de huit secondes. L’homme ultra connecté et a fortiori nos enfants et nos adolescents n’a plus, en matière de capacités attentionnelles, de quoi se moquer du carassin doré.

Or, pour lire et surtout pour comprendre ce qui est lu, il faut un socle de connaissances, la possibilité de mobiliser des facultés de raisonnement, mais également des capacités attentionnelles dépassant les huit secondes du poisson.

En somme, non seulement les écrans servent une nourriture appétissante, pour ne pas dire addictive pour les cerveaux, mais en plus ils en dégradent le fonctionnement de telle sorte qu’il sera impossible après quelque temps de retourner à l’écrit. Ils agissent ainsi avec la perniciosité d’une drogue. La consommation des écrans peut d’ailleurs avoir chez certains les trois éléments caractéristiques d’une toxicomanie : la dépendance, la peur du manque (nomophobie) et l’accoutumance. L’Humanité devra donc réfléchir, si elle veut soustraire les générations futures à ce danger mortel, à de véritables stages de désintoxication comme il en existe pour d’autres drogues.

Sinon, nos sociétés viendront à ressembler (si elles n’y sont pas déjà parvenues) à la société que préfigure Le meilleur des mondes et que résume parfaitement Neil Postman dans le livre Se distraire à en mourir dans sa célèbre comparaison entre les prophéties des œuvres d’Orwell et d’Huxley (3).

« Orwell craignait ceux qui interdiraient les livres. Huxley redoutait qu’il n’y ait même plus besoin d’interdire les livres, car plus personne n’aurait envie d’en lire. Orwell craignait ceux qui nous priveraient de l’information. Huxley redoutait qu’on ne nous en abreuve au point que nous soyons réduits à la passivité et à l’égoïsme. Orwell craignait qu’on ne nous cache la vérité. Huxley redoutait que la vérité ne soit noyée dans un océan d’insignifiance. Orwell craignait que ce que nous haïssons nous détruise ; Huxley redoutait que cette destruction nous vienne plutôt de ce que nous aimons. »

 

L’Éducation nationale.

 

Il n’est pas dans mon habitude de dénigrer le corps enseignant ou l’éducation nationale étant moi-même un « fils de prof ».

Il m’est toutefois difficile de ne pas constater à quel point, dans le domaine de l’enseignement de la littérature, le niveau d’exigence s’est dégradé.

J’évoquais il y a peu avec un enseignant mes lectures de sixième : Edgar Poe et les Nouvelles histoires extraordinaires, Conan Doyle et le Chien des Baskerville de ou Maupassant et Le Horla. Il m’a répondu, dans ton blasé : « mais, si vous leur donnez ça maintenant, vous êtes certain de les noyer et de les perdre pour toujours».

J’ai senti dans cette phrase l’ampleur du renoncement. Le désespoir et l’abattement qui précède parfois une désertion et capitulation en plein champ.

A croire que les enseignants, en proie à tant de vicissitudes, à l’hostilité de parents, aux injonctions contradictoires de leur ministère, à la perte de sens et de valeurs de nos sociétés contemporaines, ont peu à peu perdu la foi dans le rôle essentiel qu’ils ont à jouer pour l’avenir de l’humanité.

Or douter c’est déjà perdre. De même qu’en 1940, la mollesse et l’incurie de ses chefs avaient privé l’Armée française de tout espoir de victoire avant même que le premier coup de feu ait été tiré, l’abdication d’un maître prive son élève de tous les espoirs d’élévation.

Un général qui se rend, c’est le corps d’armée de perdu. Un professeur qui capitule, c’est une génération de perdue.

 

Certainement, il ne faut pas leur jeter la pierre. Ces renoncements ne sont souvent que la conséquence d’un égalitarisme forcené. Plutôt que de tirer l’ensemble vers le haut, plutôt que de les conduire au sommet, on impose à tous le même le rythme : celui du dernier de cordée.

Le résultat en 2022, c’est une écrivaine, Sylvie Germain, lapidée sur les réseaux sociaux pour avoir écrit un texte choisi comme sujet du Baccalauréat et jugé trop difficile. C’est Laurent Gaudé vilipendé pour avoir parlé dans un texte du Tigre et de l’Euphrate sans avoir pris la peine de préciser qu’il voulait parler du fleuve et non du mammifère carnivore de la famille des félidés et du genre Panthera !

Mais rien n’est perdu. Comme il y eut Castillon après Azincourt, Austerlitz après Trafalgar, Midway après Pearl Harbor, pour les braves une bataille perdue ne présage jamais du sort de la guerre. Et pour consoler ceux qui, parmi les enseignants, viendraient encore à douter, qu’ils leur reviennent en mémoire une des dernières phrases de Cyrano :

« Que dites-vous ?… C’est inutile ?… Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès !Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile ! »

 

Il est enfin surprenant en tant que parent de constater la part considérable donnée dans les programmes à l’enseignement de la grammaire et de la syntaxe, au détriment de la lecture, l’écriture, l’enseignement de l’éloquence, la découverte des chefs-d’œuvre de la littérature. Bien entendu , comme il est nécessaire de posséder les briques pour bâtir une maison, il est nécessaire d’avoir le socle de connaissances grammaticales pour construire les phrases ou comprendre les textes. Loin de moi l’idée d’abandonner l’enseignement de ces règles de bases, qui depuis l’école primaire n’ont jamais quitté mon hippocampe telles que « l’adjectif qualificatif s’accorde en genre et en nombre avec le substantif auquel il se rapporte » ou « Le participe passé employé avec avoir s’accorde en genre et en nombre avec le complément d’objet direct lorsque celui-ci est placé avant le verbe » ! Mais quel est l’intérêt pour nos enfants d’apprendre la différence entre l’attribut et l’épithète ou la signification d’une subordonnée complétive ?

En quoi est-il utile de faire de nos enfants des syntacticiens ? Ne serait-il pas plus profitable de leur faire découvrir les plus belles pages de la littérature, de les subjuguer en les faisant assister à La mort du loup, au combat de la Chèvre de Monsieur Séguin, ou aux rêveries mélancoliques du Petit prince ?

 

Rien n’est perdu !

En 2017, des étudiants-chercheurs de l’Université de Leicester ont évalué l’impact qu’aurait une apocalypse zombie sur la démographie mondiale. Cette recherche, ô combien fondamentale pour l’Humanité, a été publiée dans le Journal of Physics Special Topics (4). En partant du postulat qu’un zombie a 90% de chance de mordre un humain chaque jour et que l’espérance de vie d’un mort-vivant est de 20 jours – hypothèse je l’admets assez spéculative ! – l’analyse aboutit à la conclusion qu’après 100 jours seulement seuls 273 personnes survivraient au cataclysme. C’est parmi ces gens-là qu’il faut chercher Molière et Daryl Dixon !

Il y a donc de quoi être inquiet tant pour l’avenir de la littérature que pour celui de l’Humanité.

 

Mais les mêmes étudiants-chercheurs ont secondairement ajouté un paramètre : la possibilité pour les humains de décaniller des zombies. Alors les perspectives deviennent bien plus réjouissantes : la destruction des morts-vivants ne prendrait pas plus de 1000 jours !

La conclusion à en tirer est qu’il y a donc des espoirs à condition de se retrousser les manches. Éliminons un par un les zombies que nous avons identifiés.

Prenons le temps ! Celui de lire, de relire. Brasser sa mémoire pour en faire ressurgir des trésors enfouis comme parfois des bijoux antiques remontent à la surface de la terre travaillée par de fertiles labours.

Sevrons-nous ! Des écrans, d’internet, des réseaux sociaux. Du moins, essayons d’en avoir une consommation raisonnable. Ne dit-on pas aux Français de ne pas boire plus de deux verres d’alcool par jour … ne peut-on pas leur recommander de ne pas consommer plus de deux heures d’écran quotidiennes ?

Soyons fiers de notre culture ! Réapprenons à admirer les érudits, à respecter les savants, à croire les sachants.

Redonnons à notre jeunesse le gout de la lecture ! En plaçant entre leurs mains, dès le plus jeune âge des livres choisis, où ils trouveront du plaisir plutôt que de l’obligation, un imaginaire à construire, des sentiers à défricher, des iles désertes à investir.