Mon grand-père par Alain MAUFINET

Bonjour,

Mon grand-père.

Une main, privée de quelques doigts perdus lors de la première guerre, s’agite et peine dans la pénombre. L’autre main aux larges veines vient à son secours. Elle saisit un outil qui quitte son abri pour aller œuvrer entre les feuilles de vignes, et aux pieds des arbres fruitiers. Bientôt les raisins seront prêts pour remplir de nombreux paniers de bois. Mais depuis deux ou trois saisons ces raisins ne se transforment plus en vin. Leur propriétaire manque de force.

Un vieux fusil gît à côté d’une gibecière. Il est abandonné, depuis quelques automnes, dans un coin de grenier. Parcourir les champs et les prés pour traquer le lièvre et la perdrix n’est plus une tâche facile pour des jambes fatiguées. Seul, le chien de plâtre qui trône sur la cheminée reste pour accompagner le maître et poursuivre le gibier.

Une longue canne à pêche, objet de soins attentifs, repose contre le mur de la remise. Un panier déborde de pains, de saucissons et de pâtés, bloqués par une bouteille d’un vin rouge qui brille aux premières lueurs. Mon grand-père porte de grandes bottes de caoutchouc qui lui permettront de traverser le gave et de braver l’eau fraîche où frétillent les truites. Aujourd’hui, le pécheur part tard et rentre tôt.

Mon grand-père subissait, saison après saison, le poids des ans. Il refusait d’attendre simplement les derniers soubresauts de sa vie. Il s’attachait à savourer pleinement chaque minute, chaque heure, chaque jour. Il savait contempler le vol d’un oiseau dans un ciel d’orage et flâner sur les chemins à la rencontre des tailleurs qui liaient, palissaient, ébourgeonnaient et rognaient en se glissant rapidement entre les ceps. Ils pensaient aux vendanges prochaines et tous se réjouissaient des qualités uniques du vin qui jaillirait des pressoirs imposants.

_ »Vois-tu mon garçon, » me disait-il,

_ »la vigne est une liane. Elle exige beaucoup de doigté. Ce métier est exigeant. C’est une véritable passion. »

Il finissait souvent ses commentaires, avec un air de malice.

_ »Les meilleures cuvées sont les plus anciennes et elles ne seront jamais égalées. »

Il ajoutait aussitôt, en soupirant :

_ »mais chaque année, tous les vignerons espèrent connaître le cru du siècle. »

Ne pouvant plus chasser, il partait écouter au détour d’une piste, les courses d’un chien d’arrêt ou de petits courants, le tonnerre d’un fusil, l’appel d’un animal traqué… . A l’heure, où le chasseur épuisé se restaure, il se contentait d’écouter les exploits de ceux qui parlent fort pour ceux qui inclinent simplement la tête et sourient aux nombreuses fanfaronnades et aux multiples boutades qui ne manquent pas de se succéder. Ne péchant plus que rarement, il quittait souvent le jardin pour accéder au lit du gave. En chemin, il cueillait une pomme dans son verger, sortait son canif et découpait un quartier du fruit qu’il portait lentement à la bouche. Il ouvrait la porte du fond du jardin et s’émerveillait chaque jour en suivant du regard l’eau claire et chantante qui s’écoulait joyeusement sous l’arche d’un pont et s’élançait entre les barrières de frênes, d’ormes et de saules pour disparaître à l’horizon. Il pensait pêche au vif, avec une ligne flottante robuste, ou pêche à la mouche. L’eau vive lui murmurait des mots simples. Son frémissement l’entourait. Elle ravivait sa mémoire. Il mangeait son fruit aux tendres couleurs, tranchant chaque morceau avec son petit coutelas, la tête pleine de souvenirs.

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