Reflet funeste (entre la vie et la mort)

Je n’en finissais pas de gémir et de remuer dans mon lit dont les draps défaits attestaient de mon agitation nocturne inhabituelle.
Happée par un cauchemar, je me réveillai en sursaut et en sueur.
Ce n’était pas la première fois que ce mauvais rêve rendait visite à mon subconscient impuissant et inerte. Ainsi, je l’avais revu pour la troisième fois en quelques nuits, abandonnée par Morphée, comme livrée à moi-même.
Après avoir lutté vainement et âprement dans ses bras, j’en voulais amèrement au Dieu des rêves de m’avoir lâchement abandonnée à mon triste sort, avançant vers des méandres troubles et nébuleux, voire ténébreux, ni de m’avoir protégée comme il le faisait si bien jusqu’alors.
Reprenant peu à peu mes esprits, j’essuyai les gouttelettes de sueur qui perlaient sur mon front d’un revers de la main.
Je suffoquais et frissonnais en même temps. Redressée, je coulai un regard en direction de ce grand lit désert en maudissant l’absence de contact d’une main rassurante sur mon épaule ou mieux, une caresse doucereuse ou un baiser humide en guise de réconfort. Une présence. Un confident. Mon double.
Démunie, je tendis la main vers mon smartphone et, une fois déverrouillé – le jour et le mois de sa disparition –, m’amusai, troublée, de la vision de moi-même arborant les traits familiers d’un homme – de nos jours, les filtres Snapchat n’ont plus de limites !
Un rapide coup d’œil sur l’écran de mon téléphone me fit réaliser qu’au vu de l’heure tardive, il ne me restait que quelques heures avant que mon réveil numérique ne se déclenchât.
Aidée par quelques mots d’encouragement en mon for intérieur – là où rien ni personne ne pouvait m’atteindre –, je m’extirpai mollement de ce grand lit aux draps devenus humides – pas par un plaisir solitaire, hélas.
Titubant légèrement, je me rendis dans la cuisine où je me fis couler de l’eau dans un grand verre dont je me délectai comme s’il s’agissait là d’un breuvage magique aux vertus miraculeuses. Ce faisant, mon esprit épuisé projeta son image encore floue.
Je me remémorai le tragique souvenir de mon père, paniqué, à la recherche de ses clés de voiture et de ma mère se tenant le ventre et saignant abondamment, tâchant sa chemise de nuit. J’entendis l’écho déchirant des larmes et des hurlements de maman et de sa mère (ma grand-mère maternelle) lui faisant de terribles reproches en ces instants douloureux. Quelques bribes de conversations me revinrent également.
Du haut de mes cinq ans, je concevais nullement la tragédie qui s’était alors jouée sous mes yeux horrifiés d’enfants – j’étais censée dormir cette nuit-là, comme toutes les petites filles de mon âge, mais déjà, l’insomnie m’avait prise en otage, et la cacophonie qui régnait dans la demeure familiale avait eu raison de ma quiétude et de mon innocence enfantine, suspendant à tout jamais le temps et l’espace.
Je revis le visage blême et décomposé de mes parents à leur retour de l’hôpital. Ma mère avait bien perdu les eaux, mais uniquement celles secrétées par ses larmes, intarissables même après toutes ces années. Après avoir donné vie à la mort.

Et ce petit être que nous attendions tous, quant à lui, s’en était allé pour toujours – et à jamais…

Les paupières closes après avoir bu une dernière gorgée d’eau fraîche, savourant le liquide instillé dans ma gorge, j’imaginais – depuis petite, mon imagination était très fertile et ne connaissait aucune limite – avec envie ces femmes en train de prendre du plaisir, la langue de leurs amants jouant allègrement et généreusement avec leur intimité, savourant le nectar de leur cyprine jusqu’à l’extase d’une jouissance. À l’évidence, je m’égarais…
Appréhendant mon inévitable retour dans ma chambre, j’envisageai de finir la nuit – à supposer que je me rendormisse, ce qui était loin d’être une certitude – sur le canapé.
Mon verre vidé, je me dirigeai donc vers le salon lorsque, passant devant un miroir en pied, je perçus des murmures – mais peut-être était-ce là mon imagination qui me jouait des tours une fois de plus.
Intriguée, je fronçai instinctivement les sourcils et revins prudemment sur mes pas. C’est alors que je vis une silhouette semblable à la mienne se refléter à travers le miroir, à ceci près qu’il s’agissait d’un homme !

Incrédule, je me penchai en avant et, sans que je fusse en mesure de prononcer le moindre son, une main ferme et délicate à la fois me happa par surprise, m’emmenant malgré moi dans un tout autre monde…

Si cela se trouve, j’étais tout bonnement en train de dormir et tout ceci n’était qu’un songe, auquel cas, qu’attendiez-vous pour me réveiller ? Dans le cas contraire, il serait sans doute judicieux de prévenir la police et Interpol afin de déclencher une alerte enlèvement.

La main vigoureusement et résolument agrippée à la sienne, nous ne faisions qu’un. Comme si nous étions qu’une seule pièce d’un même puzzle. Les yeux écarquillés et la bouche bée, je découvris un tout autre monde, froid presque glacial et ténébreux bien qu’accueillant et étrangement chaleureux. Je m’y sentais bien, comme chez moi.

« Où sommes-nous, Louis ? », lui demandai-je, extasiée tel un enfant dans un magasin de jouets – instinctivement, je l’avais appelé ainsi, car mon cœur et mon âme semblaient déjà le (re)connaître. Toute lutte était donc vaine.

« Chez moi, dans la mort », répondit mon double.

Je sus qu’il disait vrai à la vue de ces squelettes et autres fœtus morts qui jonchaient le sol, comme à Halloween, sauf qu’ici, la mort était permanente. Du reste, son odeur planait partout, à chacun de mes pas ; son souffle glacial m’enveloppa et mordit ma chair délicate.

Je m’attendais à voir des vampires ou autres créatures fantastiques comme on nous le contait dans la littérature ou dans les films, mais ce ne fut pas le cas. La Mort régnait en Maîtresse et ses sujets, eux, vivaient comme n’importe quel être vivant sur Terre.
Je me serais crue dans un de ces films à l’univers glamour et délicieusement gothique de Tim Burton dont j’étais une fan absolue.

« Suis-moi », m’enjoignit-il d’une voix paisible presque hypnotique.

Et il me guida vers une maison semblable à celle de mes parents. À peine eus-je pénétré à l’intérieur qu’une vague de frisson parcourut mon être jusqu’à l’échine.
Je la reconnaissais. Cette grande table où l’on avait pour habitude de se réunir tous en famille.

M’engouffrant un peu plus dans la demeure familiale, je reconnus ma grand-mère, morte il y a quatre ans. Elle semblait heureuse et en pleine santé. À son côté, je distinguai mon oncle et sa femme, tous deux décédés dans un tragique accident de la route avant même ma venue au monde – les rares photos que m’avait montrées ma mère avaient suffi à me remémorer leurs visages.
Hormis les vivants, ils étaient tous là. Y compris une jolie jeune femme aux longs cheveux noirs dont je n’avais pas le souvenir et qui, de fait, m’était totalement inconnue. J’avais beau passer en revue toutes les données logées dans mon cerveau, son visage ne m’était aucunement familier – contrairement aux autres membres de ma famille.

« Viens, sœurette. J’ai quelqu’un à te présenter… », m’annonça-t-il comme si tout cela était normal.

L’émotion m’étreignit avec une telle puissance que je vacillai et me laissai choir sur une chaise, manquant de tomber par terre. Petite sœur. Pour une fois, ce n’était pas seulement le fruit de mon imagination. Deux mots qui me désignaient et que je voulais entendre depuis si longtemps…
Je réalisai alors que je vivais sa vie comme s’il avait existé et vécu parmi nous. Mon petit frère.

Tandis que je fondais en larmes, Louis « Loulou » m’apporta promptement un verre d’eau – décidément ! – qu’il porta à mes lèvres, accroupi devant moi. Quelle ironie ! Il vivait paisiblement dans la mort, visiblement accompli, où il y avait fait sa vie, et submergée par mes émotions humaines, ce fut moi qui avais besoin de lui.
Il y avait si longtemps que je l’envisageais, que je l’espérais et lui parlais en secret depuis petite. Et voilà qu’il me faisait face, matérialisé, concret, magnifique, adorable… et serviable.

Je suis si fière de toi, mon frère. Du merveilleux jeune homme que tu es devenu. Si fière d’être ta grande sœur, lui avouai-je intérieurement.
Mon émotion était telle que je ne pouvais me résoudre à prononcer le moindre mot malgré toute ma bonne volonté.
Il me sembla qu’il m’entendit au vu du sourire bienveillant et fraternel qu’il posa sur moi. Les défunts étaient-ils doués de télépathie ?

Après s’être assuré que j’allais bien – merci, petit frère –, Louis me présenta sa petite amie (ma belle-sœur) avec laquelle il venait de se fiancer. Ils formaient un magnifique couple parfaitement assorti. Anna semblait aussi gentille et avenante que lui. À coup sûr, je m’entendrais bien avec elle.

Ému aux larmes, Louis semblait ravi de l’accueil que je portais à l’élue de son cœur, et cela m’émeut à mon tour.

Les vertiges s’étant dissipés, je me levai et les enlaçai chaleureusement tour à tour.

« Comment va maman ? » s’enquit Louis, visiblement attristé par son absence.

Surprise par sa question, j’hésitai entre lui dire la vérité – maman va mal depuis que sa vie a quitté son corps – ou rester évasive sur le sujet sans toutefois éluder sa question.

Je m’apprêtais à formuler une réponse, ouvrant la bouche, lorsque je perçus l’écho de sanglots familiers – ceux de ma mère justement.

Intriguée, je tournai la tête, la cherchant du regard, lorsque j’entendis la voix de mon frère dans mon dos murmurer, non sans émotion:

« Va les rejoindre. Ta place est parmi les vivants. Nous nous reverrons bientôt, sœurette, et tu auras toujours une place dans mon cœur et dans ma mort. Mais, ce jour n’est pas encore arrivé. Tu dois vivre ».

« Mais nous venons à peine de nous retrouver… », balbutiai-je.

« Rassure-toi. Je suis en paix. Et je ne vais nulle part… », rétorqua mon petit frère, presque ironique.

Les yeux à nouveau plein de larmes clandestines – tout comme ma venue en ce monde invisible –, je l’étreignis avec force dans mes bras. Ce n’était pas un adieu, mais un simple « au revoir ». Dans le même temps, je saluai les autres membres de ma famille un par un. J’avouai à ma grand-mère maternelle à quel point elle me manquait et combien je regrettais de ne pas lui avoir suffisamment dit que je l’aimais.

Tous me regardèrent tristement m’éloigner vers un halo de lumière blanche. Je devinai alors, en ouvrant péniblement les yeux, que je sortais d’un long sommeil plus communément appelé « coma », et que je me trouvais jusqu’alors entre la vie et la mort – d’où cette probable connexion et incursion cognitives et spirituelles avec mon frère, mon double.

Penchée au-dessus de moi, ma mère inonda mon front de ses larmes intarissables – aussi intarissables que lors de la mort prématurée annoncée de mon cadet. Je distinguai mon père faussement impassible un peu plus loin, dans le fond de ma chambre d’hôpital.

Dans un ultime effort, je croisai le regard bouleversé de ma mère. Perdue au fond de ses iris, j’entrevis, médusée, mon reflet ainsi que… celui de mon frère. Comme s’il se trouvait parmi nous et que nous ne formions qu’un seul et même être. Nous étions enfin réunis en famille, ma mère, mon père, mon frère et moi. Pour le meilleur et pour le pire.

A.L