Souvenirs

Souvenirs
Le pavé bat plat dans la rue Hoche. C’est l’hiver et la nuit est pressée de prendre sa place. Mon pas est presque timide dans cette ville où je ne connais personne. Et que je découvre en promeneur solitaire.
Je marque un arrêt dans cette rue avant de rejoindre ma chambre sous les toits. À ma gauche, le fronton des beaux-arts de Rennes, un ancien cloître aux pierres fauves, rêvant d’un monde perdu, noyé dans les jaunes et les ocres-bruns des lumières et des ombres artificielles. Ces murs vénérables portent mes espoirs de jeune homme. Je viens d’intégrer cette école. Y arriverai-je ? Serai-je un artiste qui marquera son temps ?
À vingt ans, tous les espoirs sont permis. Même sans le sou et sans amour. À ma droite, une vitrine éclairée. Une de celles que j’aime regarder de tous temps et de toutes humeurs. Une librairie. Son nom ? Les nourritures terrestres.
Je n’ai connu la littérature d’André Gide que bien plus tard, dans la décennie suivante, dans une chambre d’hôtel du Pays basque espagnol. Par un livre de poche que j’avais emprunté à la jolie réceptionniste de nuit qui venait de le terminer, quand moi je m’apprêtais à gagner ma chambre pour ne pas dormir. Certaines insomnies sont douces comme d’autres sont terribles. Mais celle-ci fut heureuse. Le temps d’un rêve éveillé, j’ai connu Gide dans le silence
feutré de cette nuit d’hôtel aux teintes étranges. De ma lecture, je retenais entre mille, cette phrase : « Que l’importance soit dans ton regard, non dans la chose regardée. »
À trente ans, cette phrase revêt une saveur particulière. Trente ans, c’est l’heure du premier bilan. Du rendez-vous sur la place des grands hommes. On ne sait pas encore tout à fait ce qu’on va faire ; mais en revanche, on commence à avoir une idée assez nette de ce qu’on ne veut plus faire. À trente ans, les amours juvéniles sont fanés, bien des
amitiés sont déjà enterrées et la vie est plus compliquée, puisque le temps commence à marquer son tronc au couteau. Déjà, on ressent le besoin d’ouvrir des parenthèses dans le bruit et la fureur du quotidien. Ce livre en était une pour moi. J’avais retenu que la volonté de Gide était d’écrire sur la liberté individuelle. Sur la nécessité de
s’affranchir des contraintes morales et sociétales et surtout familiales et de conter des amours interdits, comme tout poète qui se respecte le fait. En cela, j’ai toujours considéré la poésie comme un rempart contre le puritanisme et la mise en boîte des âmes. Comme des mots affranchis pour les excès. Se passant d’enveloppes et de tri. Et, je
reconnais bien volontiers à cet auteur inclassable, « une honnêteté du sentiment comme de la raison », puisque c’est en plus une critique courante sur lui. L’autre propos était la transmission du savoir et de la recherche comme de la découverte d’un épicurisme presque idyllique.
L’éveil des sens…
L’hymne à la vie…
Le panthéon des plaisirs…
De quoi enchaîner les nuits blanches.

YLR