Un corps en morceau, par Aurélie Lesage

   Je me réveillai dans la nuit le pied tout engourdi, mes orteils étaient froids comme de la glace. Nous étions en hiver et j’avais dormi dehors. La partie gauche de mon corps était calée bien au chaud sous la couverture, tandis que la partie droite de mon anatomie pendait en dehors des draps. À mon réveil mon pied était bleu. Rien à faire, j’avais beau frotter, le sang ne circulait plus. On aurait dit un bout de viande avariée. Hors de question d’appeler le médecin ! Je ne voulais pas qu’il m’ampute ! Je me suis assise tranquillement dans mon vieux matelas troué en attendant de voir comment les choses évoluaient.

   Je vis ici, dans ma tente, depuis dix ans déjà. Le bois de Boulogne regorge de SDF, enfin ce sont surtout des hommes. Les femmes ne sont pas très présentes, alors quand il y en a une, on en profite. On la viole, on s’amuse, on lui crache dessus et l’on boit de ce vin sec qui arrache les tripes. Impossible de me défendre ! J’aimerais vous y voir, vous, quand ils viennent à plusieurs ivres morts comme des bêtes haletantes. Quel choix s’offre à moi ? Je les laisse faire. J’attends patiemment qu’ils terminent, la tête ailleurs. Dans ces moments-là mon esprit voyage dans des contrées imaginaires magnifiques. Je rajoute des couleurs joyeuses à mes paysages : du rose pour l’amour, du beige pour la tendresse, du rouge pour la passion, du bleu pour le ciel, du blanc pour la pureté.

   Heureusement, que je peux voyager de la sorte. Car quand ils sont là tous au-dessus de moi, à me tourner et me retourner comme une poupée sans vie, bah, il ne me reste plus beaucoup d’espoir. La nature est bien faite tout de même, quand le corps souffre l’esprit divague.

   Parfois ça vous prend là, ce dégoût de tout qui ne vous quitte pas, cette envie de tout vomir, ça vous prend-là sans raison. Enfin si, vous les connaissez les raisons, mais… Il suffirait d’un rien pour guérir, d’un mot, d’un geste. Parfois certaines personnes vous tendent la main, vous parlent, vont vers vous, seulement vous prenez la fuite. Et tout recommence toujours, à jamais… Vous prenez la fuite par peur d’être blessée, attaquée, salie… Et si vous ne prenez pas la fuite ce sont eux qui partent de toute façon. La vie est un mal circulaire, tout recommence toujours.
   Mon pied droit ne me faisait plus souffrir, en fait j’attendais avec impatience le moment où mes orteils se détacheraient de mon corps. Curiosité morbide, sans doute. J’étais bien décidée à observer ma longue agonie. Après les orteils, ce seraient mon pied, mes jambes, mes bras…. ma tête ? En fait, j’avais hâte de voir mon corps se disloquer là sous mes yeux. J’aimais assez cette idée d’être le sujet de ma propre mort. Comprenez-vous bien ? Je me sentais libre et heureuse. Ce vieux corps abîmé ne me servait plus à grand chose de toute façon. Alors, le voir se démembrer était une source de joie libératrice.

  Si les gens avaient vécu ce que j’ai vécu, ils comprendraient aisément. Seulement maintenant les gens, ils ne savent plus se mettre à la place de l’autre et donc ils ne comprennent rien.

   J’ai attendu un peu moins d’une semaine, avant que mon gros orteil ne se détache presque naturellement de mon pied. Il ressemblait à un vieux bout de caoutchouc fripé, on aurait presque eu envie de le mâcher. Vous savez un peu comme les gommes qu’on mastique à l’école, même si l’on sait qu’il ne faut pas le faire. Oui, mon orteil ressemblait à ces vieilles gommes… je l’ai ramassé et l’ai disposé juste à côté de moi. Premier trophée !

Mes autres doigts de pied ont quitté mon corps quelques heures plus tard. De telle façon que j’avais désormais cinq belles reliques disposées soigneusement à côté de moi. J’étais fière. Si j’avais pu, je les aurais mises dans une boîte hermétique afin qu’ils ne s’abîment pas. Mais j’avais de plus en plus de mal à me déplacer. Ma jambe droite commençait à me faire énormément souffrir, des petites tâches blanchâtres gagnaient la chair. Elle se nécroserait très bientôt, quand les tissus deviendraient noirs.

   Comme je ne pouvais plus bouger, je mangeais de moins en moins. J’avais bien pris quelques réserves, mais elles seraient vite épuisées. Peu m’importait, la vision du décorticage de mon corps occupait toutes mes pensées. La faim ou la soif était secondaire.

   Le jour où ma jambe droite s’est détachée, j’ai ressenti une vive émotion. Une partie du puzzle était reconstituée : cinq orteils et une jambe droite ! En revanche une vilaine fièvre m’accablait, j’avais mal, je riais. Je riais, j’avais mal. La dopamine sans doute, mon cerveau devait réagir, il voulait me protéger d’une trop grande souffrance. Du coup, je délirais la majeure partie du temps.

   Désormais mes doigts étaient rongés par la gangrène, ils perdaient de leur élasticité. Je ne supportais plus de les voir s’accrocher à ma main ainsi, alors dans un excès de fureur je les ai arrachés un par un. Quel soulagement de ne plus voir ces vieux bouts de peaux ramollis sur mon corps ! Mon corps qui ressemblait maintenant à…

Je m’observai et réalisai tout à coup que mon horrible corps n’était qu’un tas de chair pourrie. Je ne pouvais plus le supporter. Je me suis donc attaquée à mon autre jambe. Elle s’accrochait, la saleté ! J’ai eu beaucoup de peine à la retirer. J’avais mal. Le sang n’arrêtait pas de couler, il était noir comme la mort. À la fin il ne me restait plus qu’un bras gauche avec une main et l’autre sans. Le plus simple aurait été de m’arracher la tête, cela aurait été sans doute le moyen le plus efficace.

   Je trouvai le courage de disposer chaque morceau de mon corps de façon structurée, mais je réalisai que le puzzle ne serait jamais terminé. Comment pourrai-je m’arracher les deux bras et la tête ? Je serais morte avant. Cette idée me rendit bien malheureuse. Tous ces efforts en vain ! Alors je décidai de ramper jusqu’à l’extérieur. Il neigeait.

   J’allongeai mon corps démembré sur la surface gelée et j’attendis la mort. Je ressentis comme un soulagement à l’instant de mon dernier souffle.

Aurélie Lesage

Auteure de « Alice aux petites balles perdues«