Une publication JDH dans la revue stratège. Par Simone Wapler.

Pourquoi lire aujourd’hui 1984 d’Orwell – Le courrier des stratèges (lecourrierdesstrateges.fr)

Pourquoi lire aujourd’hui 1984 d’Orwell ?

1984 est un roman à thèse écrit en 1948. L’auteur, George Orwell, un temps militant de gauche, opposé à la dictature soviétique, y met en scène Big Brother, symbole d’un régime policier et autoritaire. 1984 est parfois présenté comme un roman de science-fiction mais il s’agit plutôt d’anticipation politique. Au-delà, le livre est un plaidoyer pour la liberté d’expression qui doit être défendue en permanence, dans tous les régimes, y compris les démocraties. Relire Orwell permet de se rire des fake news et des faux consensus de notre époque. Mais que serait un roman à thèse sans héros dotés de personnalités riches et sans intrigues policière et politique ?

Glissons-nous dans l’ambiance glauque et dépressive de 1984. Les citations qui suivent sont extraites de la traduction française de la récente édition JDH.

À quelle fréquence ou par quel système la Police de la Pensée se branchait à un quelconque réseau individuel ne relevait que d’hypothèses. Il était même envisageable qu’ils regardent tout le monde en permanence. En tout cas, ils pouvaient se brancher à votre réseau chaque fois qu’ils le voulaient. Vous deviez vivre – oui, vivre, car l’habitude devient instinct – en supposant que tous les sons que vous faisiez étaient entendus et que tous vos mouvements étaient scrutés, sauf dans l’obscurité.

Winston garda le dos tourné au télécran. C’était plus sûr, même s’il savait très bien que même un dos pouvait être révélateur. À un kilomètre s’élevait le ministère de la Vérité, son lieu de travail, un bâtiment immense et d’un blanc immaculé surplombant le paysage crasseux.

La différence entre le ministère de la Vérité – Minivrai, en novlang – et tout ce qui l’entourait était saisissante. C’était un gigantesque bâtiment pyramidal en béton d’un blanc éclatant, s’élevant à trois cents mètres dans les airs, une terrasse à chaque niveau. De l’endroit où il se trouvait, Winston parvenait à peine à déchiffrer les trois slogans du Parti, inscrits sur la façade dans une police élégante :

LA GUERRE, C’EST LA PAIX

LA LIBERTÉ, C’EST L’ESCLAVAGE

L’IGNORANCE, C’EST LA FORCE

Le ministère de la Vérité s’occupait de l’information, des divertissements, de l’éducation et des beaux-arts. Le ministère de la Paix gérait la guerre. Le ministère de l’Amour veillait au respect de la loi et maintenait l’ordre. Et le ministère de l’Abondance était responsable des affaires économiques.

Vous trouvez les slogans du parti un peu trop outranciers ? Souvenez-vous qu’en 2020, en France,  le parti et le Minivrai nous assuraient que nous étions en guerre contre un virus mais qu’il convenait surtout de ne pas prendre les armes et de rester retranché chez nous pour reconquérir notre liberté. Notre Minivrai de 2021 a inventé « la guerre offensive de tranchée ».

Le monde dans lequel évolue le héros Winston est divisé en trois superpuissances – l’Océania, l’Eurasia et l’Estasia – en guerre froide perpétuelle ce qui gaspille toutes leurs ressources économiques.

Ces trois superpuissances ont en commun un régime totalitaire, avec un pouvoir pyramidal, une élite vivant dans le luxe, ayant accès à une propriété collective mais concentrée dans leurs mains, une classe moyenne rêvant d’occuper la place des caciques du parti et enfin des prolétaires.

Fonctionnaire de l’Océania, le travail de Winston consiste à corriger d’anciens articles de journaux pour les faire coïncider avec la propagande du moment.

Orphelin, divorcé et solitaire, Winston va tomber amoureux d’une rebelle, Julia, et multiplier les crimes contre le parti. Il a commencé à l’insu de Big Brother un journal intime en profitant d’un angle mort de son appartement dans lequel il commence à consigner ses doutes ; il rencontre assidument Julia alors que le parti ne tolère les relations sexuelles qu’à des fins reproductrices et interdit l’intimité.

Finalement détecté comme déviant par un membre influent de la Police de la pensée, il sera arrêté, torturé, reniera et trahira. Relâché et brisé, il s’abandonnera enfin à Big Brother.

Vous croyez que la réalité est une chose objective, extérieure, qui existe par sa propre volonté. Vous croyez aussi que la nature de la réalité est évidente. Lorsque vous vous leurrez en pensant voir quelque chose, vous en déduisez que tout le monde voit la même chose que vous. Mais je vous le dis, Winston, la réalité n’est pas extérieure. La réalité est dans l’esprit humain et nulle part ailleurs. Pas dans l’esprit de l’individu, qui peut faire des erreurs et, en tous les cas, finit par mourir. Seulement dans l’esprit du Parti, qui est collectif et immortel. Ce que le Parti affirme est vrai, quoi qu’il dise. Il est impossible de voir la réalité sauf en regardant à travers les yeux du Parti. C’est ce fait que vous devez réapprendre, Winston. Cela requiert un acte d’autodestruction, un effort de volonté. Vous devez vous rabaisser avant de pouvoir devenir sain d’esprit.

Voici ce qu’Orwell lui-même disait de son roman, peu avant sa mort en 1950 :

Je ne crois pas que la forme de société que j’ai décrite arrivera nécessairement, mais je crois (tenant compte évidemment du fait que le livre est une satire) qu’un phénomène de ce type pourrait arriver. Je crois également que les idées totalitaires ont pris racine dans l’esprit des intellectuels un peu partout, et j’ai tâché de développer toutes les conséquences logiques de ces idées.

George Orwell, est un pur produit de l’élite britannique qui fit ses études dans le prestigieux et aristocratique collège d’Eton. De par sa naissance et sa bonne éducation, Orwell était « upper class » mais la ruine financière de sa famille lui fait rejeter son milieu. Après une enquête journalistique sur la condition du prolétariat anglais dans le nord de l’Angleterre, en 1936, il embrasse le travaillisme et fait partie des croyants socialistes.

Bernard Crick, le biographe de référence de George Orwell, estime que si 1984 préfigure bien la dictature stalinienne à venir ce n’est pas pour autant une critique du socialisme, du « planisme » ou du constructivisme.

Il n’en demeure pas moins que 1984 reste une grande œuvre romanesque sur la propagande, le conditionnement, la liberté de penser. À ranger au côté du Meilleur des mondes, d’Aldous Huxley ou encore de La Grève et Source Vive d’Ayn Rand.