Vous avez dit politique, comme c’est étrange ! par Alain Maufinet

Vous avez dit politique, comme c’est étrange !

 

« Nous parlions souvent d’un village voisin au sein duquel régnait la plus parfaite harmonie. Chaque décision était prise à l’unanimité par l’assemblée et promptement acceptée par tous. Ce fait régional peut surprendre ou paraître tiré d’un conte ancien. Il ne choquait personne, puisqu’il guidait notre vie publique. Nous savions tous dans nos campagnes que ce conseil municipal n’était jamais le théâtre de joutes oratoires qui mènent aux violences verbales régulièrement stériles. Les élus ignoraient les affrontements qui déchirent quelquefois les plus vieilles amitiés. L’accord le plus complet régnait à chaque délibération. Les seuls mots de majorité, d’opposition, de censure étaient inconnus.

Si vous pensez que les règles élémentaires de la république étaient bafouées dans ce village, détrompe-vous. Chacun pouvait s’exprimer librement. Toutes les doléances étaient étudiées, même celles du plus modeste. Toutefois la plus grande courtoisie régnait à chaque débat, même si l’on devinait un début d’orage dans un commentaire, et tous acceptaient la décision finale avec sérénité.

Pour nous qui sommes aujourd’hui, habitués à des heurts réguliers entre deux parties, qui connaissons les déclarations péremptoires qui ne conduisent nulle part, les différents violents qui enveniment la vie de familles entières sans améliorer celle des autres et les appels incessants à l’électeur spectateur, ce village possédait un secret. Il en avait effectivement un, très simple. Il possédait un homme particulier.

Un constat s’imposait, les opinions de l’assemblée n’étaient autres que celles d’un seul, toujours le même. Un tel homme, capable de délivrer des verdicts régulièrement acceptés par tous, possédant une autorité absolue sur les élus investis de la confiance des citoyens et jamais contestée par les habitants du village, devait être pourvu d’un esprit bien supérieur, doté de talents hors du commun ou posséder des connaissances exceptionnelles. Il n’en était rien. Il avait, tout simplement, un jugement particulièrement sain et beaucoup de bon sens. Il écoutait beaucoup et ne parlait jamais pour ne rien dire, qualité exceptionnelle pour un élu du peuple. Il refusait, sans équivoque, de se lier aux groupes et aux factions tout en gardant des liens étroits avec tous. Il s’intéressait à toutes ces petites choses, ces détails qui jalonnent la vie de tous les jours, mais qui n’attirent jamais l’attention de ceux qui se sentent investis d’une mission supérieure, en voulant guider leurs semblables vers un bonheur qu’ils ne demandent pas. Il évitait d’adhérer aux grandes causes qui enflamment les cœurs et les esprits. Il arborait ces hymnes sans texte, qui conduisent aux pires excès. Il s’abstenait, par-dessus tout, de porter atteinte aux libertés individuelles et collectives. Comme ses pairs, il détestait les claquements de bottes qui ferment les esprits et verrouillent les cœurs. L’ombre des képis n’a jamais été bien acceptée sous nos clochers fiers et solitaires.

Bien sûr certains disaient que sa carrure impressionnante et sa force d’hercule suffisaient à étouffer les moindres revendications et à faire disparaître promptement les mauvaises querelles. L’on murmurait même que la moindre injustice le faisait grogner si fort que les plus gros molosses s’enfuyaient, pris de panique. L’on avouait que ses rares colères étaient tonitruantes. Personne ne restait serein, quand ses deux bras s’agitaient en ressemblant à deux massues capables d’assommer des bœufs, ou d’écraser un mur. Toutefois, le plus grand nombre précisait que son prestige incontesté était lié à sa seule pipe en racine de bruyère au large tuyau adapté à sa main, une véritable patte d’ours. Cette bouffarde ne le quittait jamais car il disait peu de mots, par jour. Elle ne s’éloignait un bref instant de sa bouche que lorsqu’il émettait un avis ou proposait une décision. Les phrases prononcées, entourées d’une fine auréole bleutée, devenaient magiques et ne pouvaient que recueillir l’aval de ses concitoyens.

Ma philosophie se renforçait chaque jour, car une constatation collective ressemble à une vérité. Le tabac permet à l’homme qui possède quelques qualités, de dominer ses pairs et de ne rencontrer que des regards chargés d’estime et d’admiration. J’étais même persuadé qu’il évite à un homme excessivement effacé de passer inaperçu. Je ne songeais pas qu’un simple nuage de fumée est éphémère et ne permet pas d’asseoir sa présence ou d’affirmer son autorité. Il m’était agréable de croire que j’étais capable de me forger le rôle qui me convenait, de construire mon image, sans complication avec des pipes de belle facture, richement décorées. Je ne pouvais pas imaginer que pareille figure serait instantanément balayée par les premiers souffles des passions et des intérêts. «