Barbe grise.

La première publication du Capital eut lieu en 1867 à Hambourg, en Allemagne, avec un tirage de 1000 exemplaires qui mit cinq ans à être écoulé par les libraires, selon les sources de différents historiens. Autant dire que ce n’était pas un succès de librairie immédiat et qu’il était même voué à disparaître des rayons à plus ou moins long terme. Sa première publication hors d’Allemagne se fit en 1872, et c’est dans la Russie des Tsars, contre toute censure, que ce livre, qui aurait pourtant dû être reconnu comme porteur de « doctrines pernicieuses du socialisme et du communisme » et vu comme excitant « l’hostilité entre les classes sociales », paru.

Les organismes de censure tsaristes de l’époque n’étaient pas ouverts à la notion de « capital ». Absente de leurs pays, de par le fait. Pensant, puisque l’auteur vivait en Angleterre, que le fait ne les concernait pas, et voyant même dans ce texte une œuvre scientifique, ils lui donnèrent son visa. Selon eux, « personne ne lirait l’indigeste traité ». C’est une note que l’on peut trouver sur quelques dossiers historiques. Il s’écoula pourtant plus de 3000 exemplaires du premier tirage en moins d’un an. Avec les conséquences que l’on connaît. L’Allemagne quant à elle produisit un jour un autre Best-seller, en 1925, qui changea le monde à son tour.

Pour des « littéraires », statut que je revendique, comme celui de plasticien, en terminale, tant en histoire qu’en philosophie, à une époque lointaine où les programmes de l’éducation nationale avaient une certaine cohérence, et où les enseignants avaient majoritairement une âme de contestataire, plutôt ancrée à gauche, voir à gauche de la gauche, l’étude du « Pavé du barbu », était une corvée sans nom, renvoyant les confessions de Jean Jacques Rousseau dans les dix mètres réglementaires. Plus de 1000 pages et point d’internet existant pour y trouver un résumé concret et efficace qui pouvait dispenser l’élève d’une lecture contraignante. La salle informatique en était encore au MO7. On ne pouvait trouver seulement que des annales de bac et des résumés rébarbatifs, de types antisèche, inefficaces pour un correcteur zélé, inscrit au parti socialiste et muni d’un Bic rouge.

J’avais donc trimballé le livre 1 puis le 2, avec moi, un peu partout, et pendant plus d’un semestre. Le lisant dans le train, sur la plage, sous les pins, dans les salles de permanences et sur mon lit grinçant de pensionnaire. Mon grand-père me disait : il faut avoir lu le capital. Mon père me disait : il faut avoir lu le capital. Mon professeur principal disait : il faut avoir lu le capital. Même le philosophe Michel Colucci le disait.

Alors je l’ai lu.

Mais au sortir de ma première dissertation sur ce sujet épineux, ma note fut divisée par deux pour je cite : « propos politique engagé ». Pas de chance, j’étais tombé sur le seul correcteur de droite du département. Mais, je n’eus pas que des déconvenues avec ce livre. Le fait de me balader avec le pavé chronophage sous le bras me fit faire des rencontres, notamment sur la ville maritime et ouvrière de Saint-Nazaire en Loire atlantique. J’ai alors assisté à mes premières réunions politiques, puis à mes premières manifestations, parce que des sympathisants à la cause internationale socialiste engageaient la conversation avec moi, et le plus souvent dans les bistrots du port. Enfin, je me souviens d’une jolie petite militante aux boucles brunes et aux yeux verts, mais c’est une autre histoire.

Les idées principales de l’œuvre, si je me souviens bien, car on ne lit le capital qu’une fois, deux fois cela serait pécher, c’est que le capitalisme est un système instable, qui aliène les êtres humains, génère des conflits entre nations, provoque des troubles et des misères sur la base de « l’expropriation des travailleurs » sous la forme « du système de salaire ».

Rappelez-vous, au début de ces années 90, au siècle dernier, les Français découvraient le chômage de masse, le crédit de consommation à outrance, l’immigration massive et l’insécurité urbaine. Le tout sous une houlette politique « emmerdée » par une rose rouge, comme le chantait Thierry le Luron en parodiant Bécaud. Mais Marx avait la solution : le capitalisme devrait être remplacé par un mode de production fondé sur la propriété commune, remplaçant le travail salarié par le travail libre et coopératif.

Belle idée.

Sur le papier.

Car dans la réalité, les différents systèmes d’exploitation du logiciel connurent quelques bugs sévères. Le communisme, allié des théories marxistes, entre autres, amena son écot aux grands drames de l’humanité, et ce, dans des proportions confortables. Mais, dans une petite ville ouvrière au quotidien grisâtre, moi-même coincé entre le milieu « populaire » dont j’étais issu, même si je comptais dans ma famille une majorité d’entrepreneurs « en faillite », et le lycée climatique où je côtoyais la fine fleur de la noblesse, des fils d’ambassadeur et de cadres très supérieurs, je me devais de choisir un camp, camarade !

Le capital me paraissait sérieusement pensé et écrit. Les abus qu’il dénonçait, il suffisait de les vivre pour les comprendre. Mieux, pour les ressentir dans « le concret ». Avec une certaine haine, parfois. Oui, cela allait jusque-là. L’argent de poche de mes petits camarades de jeux, « bourgeois », était pour certains, coupable de représenter mensuellement les trois quarts du salaire de mon paternel. Mon vieux et son vieux pardessus râpé… Homme qui suait sang et eaux dans le BTP, alors qu’eux « n’étaient que bien nés ». Figaro me chantait dans l’oreille les mesures d’un vaudeville qui ne plaisait déjà pas à Louis XV, qui mettait en joie le libertin et libertaire prince de Conti, cousin du roi et donnait bien du souci à Antoine de Sartine, lieutenant général de police.

Pour moi, ces 50 francs mensuels, sacrifiés sur l’autel budgétaire familial, ne m’emmenaient pas très loin. Boursier, le seul de l’internat garçon, j’étais montré du doigt, car j’étais coupable alors ce que l’on n’appelait pas encore la discrimination positive. Mal habillé, peu réceptif aux apparats et aux problèmes existentiels que généraient des fashions Week, le choix des fers ou des bois des clubs de golfs, ou la destination de vacances entre tropiques et montagnes, j’aurais pu devenir cette brute révolutionnaire utile au « message » comme à l’action. L’injustice déplaît à la jeunesse, plus fortement qu’à la maturité.

Mais, quelque chose me retenait de militer vraiment et de me révolter tout autant et c’était cette petite phrase entendue je ne sais plus précisément où : le capitalisme c’est l’exploitation de l’homme par l’homme, le communisme, c’est le contraire.

Alors, les années passant, étant de nature épicurienne, nourrissant un goût certain  pour les grosses cylindrées et les palaces, je suis devenu riche. À force de travail et d’opportunisme, de collectivisme et de privatisation toute à la fois. Dans mon microcosme de vie, j’ai connu des réussites, des faillites et des divorces en tout point comparables d’un point de vue existentiel,  tant avec le Printemps de Prague qu’avec la chute du mur de Berlin.

J’ai détourné le propos marxiste honteusement.

Comme j’ai perverti les dogmes capitalistes.

Je suis devenu aussi riche que peut l’être un jeune homme sans relations, sans maçonnerie, sans parrainage et sans cautions bancaires. Et sans faire de politique, refusant même des propositions alléchantes d’indépendantistes bretons, de socialistes et de libéraux. Je ne me suis jamais porté sur une liste électorale, me rangeant pieusement au principe chanté de Brassens qui indique clairement qu’à plus de quatre, l’homme est une bande de cons. Puis, je suis redevenu pauvre sur le principe empirique du « fluctuat nec mergitur ». Imparable notion économique. Entre les deux, quelques décennies sont passées et aujourd’hui un équilibre se fait. Naturel. Décomplexé.

Je ne dirais pas non plus qu’on est riche que de ses amis, ou que de ses idées, comme je ne dirais pas que Marx était un bandit, comme je l’ai lu, ou que les têtes couronnées du jour et de jadis méritaient ou méritent fusils ou guillotines. Que les grands capitalistes sont sans foi ni loi. Que la réussite individuelle est détestable.

Je suis un enfant de mon siècle. Je rejoins Musset dans le titre, je rejoins Rimbaud pour l’ivresse d’être à bord, je rejoins Coluche pour la philosophie humaniste du rire, je rejoins Dada pour la dérision des systèmes humains et la créativité et enfin, je rejoins  les blues Brothers pour donner du rythme à l’ensemble, et aux noirs comme aux blancs.

Mon capital, c’est ma vie, tout simplement.

C’est la leçon que m’enseigne ma barbe grise. Et si Dieu ne m’est jamais apparu au petit matin, Staline ne me fait pas plaisir, les syndicats et leurs représentants comme les politiciens qui se les approprient m’ont déçu et je crois fermement aujourd’hui que la philosophie politique devrait être une matière étudiée et pratiquée seulement le dimanche midi, au moment du digestif.

Un dernier point : majoritairement se sont ce qu’on nomme pieusement des « soixante-huitards » qui m’ont éduqué à la vie en société et qui m’ont donc appris à jouer au Monopoly. Du professeur au banquier, du politicien local à mon directeur des beaux-arts. De mon épicier à mon garagiste. Quand j’y repense aujourd’hui, je me dis que ce sont bien les grandes idées d’hier qui ont fait les gros salaires d’aujourd’hui. Et j’ai constaté à moult reprises comment ces déjà vieux révolutionnaires pouvaient être au fond, conformistes, tremblants devant le pouvoir et individus égoïstes cautionnant les propagandes gouvernementales actuelles.

On est loin des brigades rouges…

Sous les pavés c’est la plage, mais le bitume reste définitivement  leur paysage.

 

Yoann Laurent-Rouault, auteur, biographe, éditorialiste et plasticien.