La mort du petit fonctionnaire. Par Johann Lepeltier.

La mort du petit fonctionnaire.

Déclaration récente d’une collègue, je ne suis plus au service du public, mais au service d’une administration. Rien de plus vrai ! Voici le dialogue social (dialogue de gestion plutôt) à peine fictif entre un fonctionnaire et son omnipotente hiérarchie.

 

Bonjour grand argentier,

Bonjour petit fonctionnaire. Que me vaut l’honneur de cette visite ?

Grand argentier, vous n’êtes pas sans connaître le malaise dans la fonction publique ?

Le malaise, vous êtes sûr ?

Oui tout à fait, c’est même peu dire. Depuis de nombreuses années, la psychiatrie se meurt, l’hôpital agonise, le médico-social suffoque, nous-mêmes, à la Justice, nous sommes au bord…

Oui bon alors, qu’est-ce que vous voulez ?

Une rallonge budgétaire grand argentier, nous voulons…

Taratata petit fonctionnaire, je t’arrête tout de suite. Que crois-tu ? Que l’argent tombe comme ça du ciel ! Pour reprendre les mots de notre bien-aimé président, il n’y a pas d’argent magique petit fonctionnaire.

Mais le service est au bord de l’implosion.

Si c’est au bord, ça va…

Mais avec toutes ses nouvelles missions, on est au four et au moulin. Sans compter tous ces nouveaux dossiers qui ne cessent d’affluer…

Objectivez vos difficultés petit fonctionnaire.

C’est-à-dire.

Combien de dossiers avez-vous à gérer petit fonctionnaire ?

250.

250, mais c’est beaucoup trop, avec la réforme qui arrive, il faut apurer les stocks au plus vite.

Mais derrière ces dossiers, ces stocks comme vous dites, il y a des humains qu’il faut prendre en compte.

Non, l’humain c’est fini, c’est un concept révolu, c’est has-been, l’humain est remplacé par le chiffre et l’algorithme, c’est beaucoup plus simple à gérer, ainsi nous pouvons plus facilement optimiser les stocks.

Mais beaucoup de collègues sont en burn-out.

Oui j’ai eu vent de ce problème et c’est embêtant. À cet effet, nous avons organisé une journée qualité de vie au travail, où vous découvrirez les bienfaits de la méditation afin de mieux gérer votre stress.

Mais ce n’est pas une journée qu’il nous faut, nous demandons des conditions de travail décentes toute l’année.

Ne vous inquiétez pas petit fonctionnaire, avec la réforme, tout est prévu ! Grâce à l’apport des neurosciences, vous adapterez votre action en fonction des nouveaux protocoles que nous allons instaurer. Le maître-mot de la nouvelle réforme, c’est distanciation, agilité et adaptabilité. Il faut que vous soyez plus agile avec vos dossiers, que vous y passiez moins de temps.

Grand argentier, pourquoi me parlez-vous comme ça ?

Comment comme ça ?

Avec ces mots bizarres, d’objectivation, d’adaptabilité, d’agilité, de neurosciences, d’épuration des stocks …

Parce que j’ai été à bonne école.

Ah ! Et qu’elle est cette école ?

L’école du New Public Management.

Connais pas.

C’est bien pour ça que nous pensons à ta place petit fonctionnaire, c’est parce que tu es de l’Ancien Monde et que tu n’as pas fait pas cette grande école. C’est d’ailleurs pourquoi tu es si petit, si insignifiant et que je suis si grand.

Ah d’accord. Mais nous avons une mission service public ! ça, ça ne change pas.

Non ça c’est fini, il faut vous distancier de cette notion de service public.

Mais pourtant des collègues ont tenu la baraque durant la crise du COVID.

Oui, tout à fait, et nous les avons applaudi pour cela. En plus, tenez-vous bien, nous leur réservons une augmentation de 20 euros dès le mois prochain.

Vous êtes trop bon grand argentier, mais ce que nous attendons, ce ne sont pas des augmentations, mais plus de mains, plus de bras, plus d’oreilles pour accueillir le public…

Des oreilles, effectivement, vous n’en avez pas de si bonnes…vous n’écoutez pas ce que je vous dis petit fonctionnaire, le métier change, évolue, il faut vivre avec son temps. Il faut vous distancier des anciennes notions de service public devenues obsolètes.

Je ne comprends plus rien, si le service public n’a plus vocation à servir la population, quel est le sens de notre action ?

Vous êtes au service des grands argentiers du monde entier, en un mot vous êtes au service de l’économie, un point c’est tout.

Mais l’économie ne doit-elle pas être au service de l’homme ?

Vous êtes confondant de naïveté, petit fonctionnaire, c’est l’homme qui est au service de l’économie, il en a toujours été ainsi.

L’homme au service de l’économie, mais alors dans quel but, pour quoi faire ? L’économie ne serait-elle pas seulement au service de quelques-uns ?

Vous devenez insolent petit fonctionnaire, cessez donc avec vos questions ! Comment voulez-vous évoluer et passer au grade supérieur si vous passez votre temps à poser des questions. On ne vous paye pas pour poser des questions, mais pour appliquer les directives de la réforme. Il est temps pour vous de rentrer dans le rang petit fonctionnaire, où je peux vous garantir que vous resterez petit toute votre vie…

Arrêtez de m’appeler petit, j’ai le droit au respect.

Mais je vous respecte petit fonctionnaire, on a toujours besoin d’un plus petit que soit.

Très bien, je vais voir ça avec Dédé du syndicat.

Le grand argentier part d’un énorme fou rire.

Dédé le rouge, du syndicat…AH…AH…AH !….

Pourquoi riez-vous ?

Mais Dédé le rouge est parti à la retraite, mon pauvre petit fonctionnaire, on lui a même offert une retraite anticipée pour être plus tranquille.

Mais on l’a bien remplacé ?

Non, personne n’a voulu reprendre le flambeau. D’ailleurs plus personne n’adhère à ce genre d’organisation rétrograde et obsolète. Vous-même avez vous votre carte ?

Non

Voilà, tout est là.

Alors cessez avec vos enfantillages, petit fonctionnaire. De toute façon, bientôt vos souffrances cesseront, vous serez privatisé comme l’ensemble de la fonction publique et nous n’en parlerons plus.