Les myopes sont les rois du monde.
Être myope ça ne veut pas simplement dire que l’on ne voit pas de loin. C’est plus complexe que ça. Un myope ne voit pas davantage devant lui que derrière lui. Il ne voit pas davantage sur sa gauche que sur sa droite. Il n’a qu’une vague idée du ciel et des constellations. Qu’une vague idée des profondeurs et des abîmes.
Alors, un myope avance prudemment. À tâtons. Il minimise le risque. Il fait attention de ne pas mettre un trait de feutre hors du coloriage. Un myope aime les parcours fléchés. Les panneaux indicateurs aux gros lettrages. Les sentiers balisés, les barrières et les garde-fous, comme les transports en commun. Et les haut-parleurs. Tout ce qui est extérieur, lointain, mal défini, trouble, vague, flou et complexe, le trouble. À l’extrémité de ses doigts, bras tendu, le monde est tout autre. Le myope n’est pas un explorateur. Le myope n’est pas un visionnaire.
Ce n’est pas que le monde ne l’intéresse pas, comprenez-le, ce n’est pas de sa faute; il ne voit pas bien. Alors, le monde lui fait un peu peur. Comme pour un enfant seul dans le noir.
Mais, dans sa distance, dans son champ de vision défini, les choses sont bien différentes. Dans cette distance que SON intelligence identifie comme zone praticable. Sans risque. Dans le confort et la connaissance de son monde. Là, le myope peut foncer, écraser, régner, c’est un taureau sanguin, le seigneur et maître de son lopin de terre. Dans son clapier, dans sa clôture, dans son poulailler, il est le roi. Rien ne lui échappe. D’ailleurs en général, le myope voit très bien de prés. Il peut même être un obsédé du détail. Dans son monde, il y a des lois. Des règles. Des certitudes. Des acquis. Les choses sont simples. Étiquetées, classées, triées, rangées. Les vérités sont légion. Il ne peut pas se tromper. Ni faire d’erreurs. Ou alors pas souvent. Rarement, puisqu’il pense bien. Rien ne se perd, rien ne se créer, tout est uniforme.
Heureux les myopes, car en toute circonstance, ils restent dans leurs bulles. C’est moins contrariant. C’est aussi moins contraignant. Cela permet de bien penser au frigidaire et au crédits. Aux vacances et aux abonnements. Au cul de la voisine et à celui du facteur.
Le myope aime s’informer sur le monde. Sur ce qui s’y passe. Depuis son fauteuil, le trône des trône, il juge. Il commente. Il réfléchit à ce qu’on lui dit. Plus qu’à ce qu’il ne voit. Et pour cause : il est myope.
S’il doute, s’il a peur, s’il n’arrive pas à insérer dans sa réflexion une idée toute faite, bien répertoriée dans ses étagères, alors, il met ses lunettes.
Pour mieux voir.
Mais, il ne les gardera pas longtemps sur le nez.
Peut-être juste le temps d’allonger le cou, de tendre le menton et de froncer les sourcils.
Car tout à coup, il voit trop bien.
Et ça lui frise le nerf optique.
Alors le cerveau réagit.
Il lui demande d’aller se chercher une bière et de caler l’écran sur les résultats sportifs du jour. Le cerveau du myope est par trop habitué à sa zone de confort. En sortir serait de la torture. Conduirait à l’anarchie. À la folie. Mènerait son monde à la ruine.
De temps en temps, le myope retrouve ses congénères, et là, ils s’organisent pour affronter le monde sur au moins 1 kilomètre de distance. En clubs, en associations, en syndicats, en ligues, en groupuscules, en partis, et des fois, même, c’est arrivé, ils vont tous voter pour mettre au pouvoir un type qui se fait passer pour un myope.
Un myope en chef qui les représente.
Il se fout bien d’eux, mais pour les myopes, c’est un myope.
Comme eux.
Un vrai.
Il leur ressemble.
Et puis, il leur a promis d’agrandir le lettrage sur les panneaux indicateurs, de mettre des barrières jusque dans les gestes et des garde-fous partout, et surtout de leur donner plein de cahiers de coloriages. Comme de gagner suffisamment d’argent pour acheter des boîtes de couleurs.
Alors ils sont heureux, les myopes.
Heureux les myopes, car au royaume des aveugles, ils n’ont pas non plus besoin d’entendre. Tant qu’aux borgnes, ils sont passés à autre chose.
Yoann Laurent-Rouault.