Merci Monsieur Tavernier. Par Yoann Laurent-Rouault.

Quand on me parle cinéma et que l’on me demande de citer mes réalisateurs préférés, Bertrand Tavernier vient en bonne place, avec pour moi, 6 films absolument remarquables qui ont influencé mon travail d’auteur et ma vision du cinéma. J’ai alors envie de parler de tout à la fois. De ses acteurs et de sa direction, de sa mise en scène et de ses sujets. De  Dans la brume électrique  en 2009 à L’horloger de Saint-Paul en 1964, de Noiret à Tommy Lee Jones, quel parcours et quelle carrière !

Phillipe Noiret,  un de ses acteurs fétiches, dans Le coup de torchon (1981) donne la réplique à Marielle, Marchand, Audran, Mitchell et alors, à la jeune Isabelle Huppert, dans le décor frustre et lourd d’une petite colonie française d’Afrique occidentale. Nous sommes en 1938. Le personnage que Noiret incarne, un flic lâche, combinard et faible, devient une sorte de justicier sur le tard, affrontant l’ordurerie et la crasse ambiante, en s’extirpant lui-même de son humanité vacillante. Il réglera ses comptes et y perdra la raison. Véritable série noire aux dialogues percutants et à la simplicité désarmante, ce film sera nommé 10 fois aux Césars, dans dix catégories et ne gagnera pourtant aucun prix…

Je le qualifierai de dérangeant et de trop « moderne » pour l’époque. Il était d’un genre nouveau. Comme souvent Tavernier l’a fait.

La pellicule était-elle trop  intimiste pour le public d’alors ? En mettant sans filtres et en pleine lumière ce que nous ne voulons pas voir des autres, de nos familles et de nous même, Tavernier va-t-il une fois de plus encore trop loin pour l’académisme régisseur?

Avec la présence d’Isabelle Huppert, certaines scènes du film ont marqué définitivement ma mémoire de jeune homme dès la première projection. Elles me hantent encore. Tavernier, a gagné le pari de faire naître un érotisme « exotique » dans le sordide, dans des décors pauvres et épurés, avec des acteurs qui ne sont pourtant pas des modèles de beauté plastique, au sens où l’entend le « box aux fesses » d’aujourd’hui. Dans ce contexte flirtant avec  la folie, le climat devient infernal, dès les premières minutes du film. Et on ne décroche plus. La bêtise, la vengeance, la perte de raison, la trahison, le meurtre, tout y passe. Jusqu’à l’affiche du film elle-même, provocante à souhait et totalement malsaine, quand on connaît le contexte de la scène d’où elle est extraite.

Je passerai sur L’Horloger de Saint-Paul  (1974), et sur  les relations « carcérales » d’un père aimant renouant avec son fils, dans  un climat  si « Tavernier » déjà et si profondément marqué par sa thématique favorite. Je passerai également sur Le juge et l’assassin, qui donnera sont seul grand et véritable rôle dramatique et « anarchique » à Michel Galabru, totalement bluffant dans ce film. J’irai rapidement sur le film L627, absolument remarquable dans le genre et qui inspirera un renouveau à toute une génération de réalisateurs débutants.  Je passe aussi sur Dans la brume électrique, filmé à l’américaine et pourtant extraordinairement « frenchie » et servi par une distribution remarquable, pour arriver à un de mes films fétiches : Capitaine Conan.

Pourtant loin d’être une ode à la guerre, cette œuvre raconte l’histoire d’un jeune lieutenant Breton, Conan, interprété par Torreton, qui sera bientôt promu capitaine pour « fait d’armes » exceptionnel. Le jeune officier appelé, vit à la tête d’une petite troupe d’hommes qu’il a sorti des prisons militaires pour créer un corps franc. Véritable guerrier, chef de clan barbare, brutal et imprévisible, le capitaine Conan va de massacres de tranchées en batailles rangées sans véritable patriotisme, mais avec la passion de la guerre et du sang. « On lui voyait le blanc des yeux au frère et on le crevait en foutant la verte à tout le régiment… »

Anarchiste dans l’âme, coureur de jupons, Conan n’a aucun respect pour sa hiérarchie, surtout pour les militaires de carrière. Il n’a d’estime que pour le lieutenant d’infanterie De Scève, noble ayant tourné le dos à ses privilèges pour s’engager, et d’amitié que pour le lieutenant Norbert, jeune licencié en Lettres, instituteur de métier,  dont il apprécie la droiture et la morale. Conan voit dans ce conflit, l’occasion unique de laisser parler sa véritable nature.  Ses hommes, « ses préventionnaires » font avec lui ce que  nuls ne sauraient faire. « Ils ne font pas la guerre des copains, eux, ils la gagnent ». La contrepartie aux succès est qu’ils vivent en marginaux et que pour beaucoup de ces hommes la violence extrême qu’ils pratiquent au quotidien les mènera aux crimes les plus sordides, sans distinctions de contextes. Allant jusqu’au pillage et au meurtre. Conan tentera de les protéger. Mais bien mal.

Norbert, alors nommé commissaire-rapporteur, qui à la base acceptera ce poste pour protéger Conan des conséquences d’une sordide histoire d’adultère avec la femme d’un officier roumain, restera pourtant fidèle à ses convictions. Norbert aura la délicate mission d’arrêter et de faire condamner les coupables d’un casse dans un cabaret qui aura entraîné la mort de deux femmes. Coupables qui sont des hommes de Conan. Malgré la fureur de Conan qui défend ses hommes envers et contre tout, Norbert fera son devoir. Les deux amis vont s’affronter, et se retrouver de manière inattendue, quand Conan prendra  la défense d’un jeune soldat accusé de désertion, et par le fait, condamner à mort.

Tavernier va chercher une période méconnue de la première guerre mondiale, en 1918,  dans les Balkans, l’un des théâtres les plus violents de la  Grande Guerre. La prise du mont Sokol, l’une des dernières grandes batailles du conflit, précipite la reddition de la Bulgarie et offre à ce qui s’appelait alors l’Armée d’Orient, une vaste brèche vers le territoire Austro-hongrois.  L’armistice est signé en France, mais l’armée d’Orient n’est pas démobilisée, puisqu’elle doit faire face aux bolcheviks de Russie. Anciens alliés.  Elle reste donc en état de guerre. Casernés dans Bucarest, en pays allié, les soldats français (dont les hommes de Conan) sèment le chaos. Le film se déroule dans ce contexte, dans une atmosphère de fin du monde, dans les ruines de l’est magnifiée par une photographie incroyable. Femmes mondaines et prostituées, alcools frelatés et champagne des officiers, batailles et duels sont servis par une myriade d’acteurs totalement surprenants, de Claude Rich à François Berléand ou Bernard le coq, tous y sont parfaits. Les reconstitutions historiques sont d’un réalisme incroyable. La bande-son est envoûtante et il n’y a aucun temps mort. Du grand Tavernier, où l’on retrouve ses critiques sociétales, son amour de ses personnages et son sens inné de la traduction des anecdotes de la grande histoire. Tavernier trouvera l’essentiel de son scénario dans le prix Goncourt de 1934, écrit par Roger Vercel. Il gardera également le titre.

La filmographie de Tavernier est riche de plus d’une quarantaine de films et tout autant de courts métrages et d’émissions télévisuelles. Il manquera au cinéma tout autant que bien d’autres réalisateurs, mais je dois avouer que pour moi, il est en bonne place dans mon panthéon. Merci Monsieur Tavernier.

 

Yoann Laurent-Rouault.