No mother land

Noir ébène.

L’horizon de bitume à perte de vue. Un revêtement uniforme, sans lumière. Comme toi. Inerte, les yeux rivés vers la fenêtre, le foie et les intestins contractés par des crampes. Tu ne vois défiler qu’une succession inanimée d’ormeaux, d’hêtres multiformes, d’images saccadées. C’est un dimanche d’avril, tu t’es murée dans un silence involontaire.

L’espace d’un vide béant, entre deux paroles, prend toute la place. Rien à faire, rien à dire. Kilomètre après kilomètre, tu es immobilisée à l’intérieur d’un véhicule roulant. Peut-être hurler, tu ne sais pas maintenant. Habitée par des sentiments bruts, chaotiques, tu consumes ta colère dans tes veines. Sans te mouvoir, ton cœur s’emballe.

Depuis la fin de l’été, tu avais pensé à tout. Complices et enthousiastes, juste elle et toi, vous imaginiez l’année à venir ensemble. Tu rêvais des soirées aux confidences mêlées de fous rires, sur le coin de l’oreiller. Tu avais projeté l’entrée dans un nouveau lycée comme elle le désirait, avec une option équitation sa passion depuis son enfance. C’était tracé.

Milena voulait du bleu nuit sur les murs, des meubles en bois colorés et des cactus sous le vasistas. Tu changerais le décor de sa chambre pour cette nouvelle année. Un nid douillet mansardé, avec des photos en noir et blanc sur les murs. Une chambre citadine et vivante comme elle, qui a toujours envie de tout voir, découvrir, expérimenter, et goûter à la vie à pleines gorgées sucrées.

Tu éprouves une sensation aphone, comme l’humeur de ce ciel opaque invariable aux kilomètres. Tu voudrais t’enfuir. Tu aimerais effacer les mots télégraphiés de Milena. Ton regard se perd devant le reflet indolore du pare-brise. Tu as pris la route avec Sergio en direction des châteaux de la Loire. Une balade à Chambord si bien préparée. Tu en rêvais. Tu avais dit en décembre dernier « Pour fêter le printemps, on ira à Chambord ». Mais ce matin, la balade devient triste à mourir.

En trois mots ça avait été expédié : « Maman, je ne viendrai pas ». Milena ne viendra pas te rejoindre pour son entrée en seconde. C’est un non-sens. Tu ne comprends pas. Trop dur de vivre éloignées depuis des années, tu avais tant espéré ce retour. Tu l’avais trop rêvé.

Hier, aujourd’hui, deux vies. Deux territoires séparés. Une fille au Sud, une mère au Nord. Des frontières géographiques, des lignes télégraphiques, des ponts qui n’ont pas appris à les rapprocher. Il y a toujours eu des lieux à réinvestir. Et il y en aura encore. Il faudra constamment réinventer les retrouvailles. Il faudra en rejeter les artifices, gommer l’émotion de ces va et vient permanents. Et tout ça, sans tricher, sans se laisser aller complètement. Un jeu d’équilibriste. Pour les amateurs, le jeu sans risque n’a pas de piment. Mais pour elles deux, l’enjeu est ailleurs. Mère et fille ne savent pas parier ensemble. Le risque de tout perdre, de tout gâcher, est toujours latent. Une parole de trop, un geste inapproprié et c’est déjà l’heure de se quitter sur le quai de la gare de Lyon, on les connaît par cœur ces quais. En courant, en marchant, à attendre que le train démarre pour croiser une dernière fois ton regard et ton sourire que j’aime tant. C’est si facile de se déchirer, se faire mal, avant une dernière embrassade.

Déjà, enfant Milena n’aimait pas les déménagements et les changements subis qu’elle n’avait pas choisis. C’était inespéré. Elle ne pouvait pas faire ce pas de géant. Elle n’avait pas anticipé ce que cela représenterait de partir si loin. Quitter ses amis, son père et la Provence. Ne plus voir de sa fenêtre le Mont Ventoux enneigé l’hiver ou l’étendue des champs rouge de coquelicots en fleurs en avril. Se priver de cueillir des cerises en mai, ou de gambader dans les herbes montantes et sèches de la garrigue, insouciante. Non, ce n’était pas pour elle. Se séparer de sa chambre, son chien et son chat. Elle ne pouvait rien laisser derrière elle. Ce défi, ses valises ne pourraient pas le transporter. Et puis, elle était trop bien où elle était.

Les yeux humides masqués par des lunettes noires, tu cherches un sens à tout ça. Submergé, ton cœur bat à tout rompre. Un broyeur de sentiments et d’émotions. Sergio ne comprend pas ce qui se passe, mais tu es incapable de lui lire ces trois mots. Ces derniers mois tu n’avais pas été épargnée, tu avais vécu toutes les dissonances des espoirs, des désespoirs, ces va et vient incessants du doute. Tu avais rêvé, imaginée, mais tu t’étais trompée. Tu n’avais pas assez mesuré ce sentiment d’une nouvelle séparation qu’elle pourrait éprouver à son tour. Tu n’avais pensé qu’à toi égoïstement. Sans jamais te retourner vraiment face à ta propre conscience.

C’est vrai, Milena avait dit oui. Elle avait confirmé qu’elle voulait venir vivre avec toi et Sergio. Tu pensais naïvement que c’était bien pour tout le monde. Tu lui avais dit à son entrée en sixième : « les années collège avec ton père et les années lycée on verra ». Cela sonnait comme une évidence. Tout le monde était d’accord et ce projet semblait s’ajuster tranquillement au fil des années. Tu avais voulu y croire jusqu’au bout.  Tu avais esquissé une vie parisienne à trois, dans l’unité d’une famille recomposée. Car tu ne voulais plus vivre à des centaines de kilomètres de Milena. Pourtant ce serait autrement.

Peut-être plus tard, tu sauras comprendre, sans jugement et le moindre regret. Car c’était son choix.

Corinne PAQUIN