Notice d’illustrateur sur la psychologie des foules de Gustave le bon.

La Psychologie des foules est un livre écrit par Gustave Le Bon et paru en 1895. Son ouvrage est devenu un classique du genre dans le département des psychologies sociales. On pourrait résumer ce livre par la phrase suivante : « Gustave Le Bon propose l’idée dans cet ouvrage que, lorsque des individus sont réunis, ils ne raisonnent pas de la même manière que s’ils étaient seuls, expliquant ainsi les comportements irraisonnés des foules ». Polygraphe, intervenant dans des domaines et sur des sujets variés, distillant analyses et classifications sur les femmes, sur les civilisations d’Asie ou autres thématiques polémistes, sur l’éducation ou le Darwinisme par exemple, « le bon docteur Lebon » est l’auteur de 43 ouvrages édités sur une soixantaine d’années et qui seront traduits en une dizaine de langues différentes, ceci de son vivant et qui seront plusieurs fois réédités entre 1890 et 1920, et réédité post mortem à de nombreuses reprises, et très dernièrement avec un grand succès chez JDH éditions dans la collection des atemporels.

Le travail d’illustrations qui est le propos de cette notice d’auteur, n’est pas pour cette fois une commande de l’éditeur, et il concrétise une proposition que j’ai faite l’été dernier et est l’aboutissement du défi que je m’étais alors lancé : illustrer Lebon.

Le sujet est évidemment porteur pour un plasticien. Et justement, je voulais livrer là un travail essentiellement plastique, réalisé sans les habituelles contraintes éditoriales, et sans me préoccuper des coûts d’impressions couleurs, des marges, et surtout des autres couleurs qui sont celles du temps et encore moins du chapeau de la gamine.

Je suis donc un auteur chanceux, heureux et plein de gratitude, car, à aucun moment, l’éditeur n’a donné de consignes ni obstrué la création. Le mécène n’a même pas donné un chiffre de production minimum ou maximum, n’a demandé aucun compte et n’a pas supervisé ma production. Je sais que beaucoup d’auteurs aimeraient vivre ceci.

Je livre donc ici, 43 illustrations s’inspirant du chapitrage du bon docteur Lebon, dont une finale dérivant copieusement sur la nouvelle idée de la foule numérique. Voyez-y là le goût de  « l’anachronisme apocryphe du plasticien ».

 

La foule c’est une photographie instantanée, un mouvement extrêmement graphique, une impression rétinienne et schématique… un ressentiment, une appartenance physique… C’est un temps consommé bruyamment, c’est une prise d’élan, de vitesse… et ça peut être aussi un arrêt, une prison, un étouffement.

La foule est immatérielle dans ses mouvements, imprévisible, ample, étroite et dangereuse à la fois. Elle est suggestive et animale. Tout autant que l’être humain peut l’être individuellement. La foule donne au spectateur une sorte de pixellisation de l’âme de ses contemporains. La masse des corps annule simplement et imparablement l’idée d’identification comme d’identité. Être pris par la foule, se perdre dans la foule, se noyer dans la foule, prendre un bain de foule… les expressions sur ce « mal humain » ne manquent pas.

Graphiquement, la foule est intéressante. Et personnellement, elle m’a toujours amenée sur un art « compromis ». Entre figuration et abstraction. Sur une dégénérescence bavarde autant que bâtarde de mes travaux plastique. Ce qui provoque les recherches de l’esthétisme autant que du message pour toute illustration, sans réellement pouvoir donner une préférence à l’une ou à l’autre.

 

Je suis devenu oclophobe au fil du temps. Une vie de citadin trop active a peu à peu gangrené mon appréciation des foules à l’issue de mon premier quart de siècle vécu. Très progressivement, j’ai commencé à fuir le bruit et le mouvement des autres gens, à choisir des heures de moindres affluences pour mes déplacements, puis à éviter concrètement les endroits surpeuplés, comme les stades, les cinémas, les salles de spectacles, les marchés, les grands magasins… Et tout ça sans presque m’en apercevoir. Jusqu’à ce fameux jour d’août sur l’immense plage de la baie de la Baule où la foule était si dense qu’on ne voyait plus le sable. Là, j’ai compris que ma vision du monde avait définitivement changé.

D’un naturel solitaire, privilégiant les moments en petit comité, préférant même le duo au trio, me méfiant de « l’irraisonnable de la masse », jouisseur éternel des paysages sauvages et de préférences frustres, contemplateur et philosophe, préférant l’hiver marin aux étés citadins, ce livre était pour moi. Je me devais de donner ma vision « malade » de la foule.

 

Les regroupements humains m’ont toujours intrigué. Fasciner même. Pourquoi tant de personnes, agissant socialement comme des insectes, ruches, fourmilières et termitières réunies, se donnent le mot sur un évènement, sur un panorama, sur un besoin de communication et d’union avec d’autres personnes, s’entassent-elles ainsi ?

Manifestations, contre-manifestations, meeting, grand-messes, défilés, foires, salons, parades, marches aux pas de l’oie, cyclisme, marathons, soldes, cathédrales, enterrements, réunionites, transports urbains, autobus, métro, avions, paquebots, charges héroïques et assauts militaires, assemblées, bureaux de vote, files d’attente, écoles, lycées, universités, supermarchés, stades, piscines, plages, tranchées et hippodromes…

À plus de 4, l’homme est une bande de cons chantait le grand Georges et Brel y faisait échos en décrivant les singes de son quartier, tandis que Vian dansait la java des bombes atomiques  et Piaf se laissait emporter par cette foule tourbillonnante…

La foule à toujours nourrie des créations en tous genres.

La foule est-elle elle-même une idée ?

 

D’aussi loin que je me souvienne, depuis ma première salle de classe, la foule est mon ennemie. Cette foule, ma foule, était reniflante, à lunettes, à couettes, colorée et bigarrée, tournée et figée dans la même posture d’attente d’une autorité éducative, qui ne me convenait déjà pas.

L’autorité, justement, le faire comme tout le monde, la pensée unique, l’action aveugle, le choix et le vote aveugle, autant de notions qui sont pour moi des spectres malfaisants de la foule. De la masse. Du refus religieux et politique de l’individualité.

La répression vient de la foule, et est engendrée par les comportements de cette foule, les lois répressives découlent de la gestion politique des foules. Que dire, sinon que le totem de la foule ne peut-être que la matraque. La foule peut lyncher, ratonner, tondre, pendre, frapper, humilier, assassiner et j’en passe. La foule est un anonymat fabriqué pour faire mal. La foule est bleue, jaune, fluorescente, rouge, noire, blanche… et, quelle que soit la couleur du serpent humain qu’elle forme, il est pour moi venimeux. La foule c’est aussi les larmes, le sang et la mort. Piétinement, étouffement, engorgement et noyade. La foule est un sale type, un colosse, un titan, un écraseur de monde, sans morale et aveugle et destructeur de naissance.

Alors, par la lecture de ce court texte, vous avez mon sentiment sur le sujet qui nous préoccupe, et vous trouverez donc son expression plastique avec ces illustrations fonctionnant par paires, sur le principe de la photographie graphique d’une foule donnée dans une situation donnée, associée à « ma » traduction visuelle et artistique de cette même situation. Par exemple, vous verrez ces nazillons modèles 1939 défiler au pas, associés graphiquement à un tas de boulons, devenant là chevilles industrielles et ouvrières du meurtre de masse. Vous verrez des élèves assis dans la salle de classe associés à une boîte de sardine à l’huile. Où encore, cette file d’attente « covidienne » associée à des chenilles processionnaires en formation, toutes plus urticantes les unes que les autres…

23 situations sont exploitées, toutes atemporelles, toutes associant le comportement humain à l’objet ou à l’animal ou à l’insecte. Les billes et les CRS, les jeunesses fascistes féministes et les singes blancs, les cyclistes et les fourmis, les procès dits « d’humanité » et le cimetière militaire, le papier tue-mouche et les supporters, les nones et les oiseaux, le trombone et le soldat…

 

Vous souhaitant une bonne dégustation, de texte, comme d’images.

 

Yoann Laurent-Rouault, plasticien, illustrateur, auteur et éditorialiste.