Qu’il est bien étonnant de voir le monument que la
postérité a fait aux œuvres d’Homère !
Et qu’il est bien triste de voir tant d’hommes admirer et
tant de femmes se pâmer devant les héros de l’Iliade et de
l’Odyssée. Achille, archétype du guerrier par excellence, est un
psychopathe sanguinaire qui, gâté par l’hubris, va jusqu’à
traîner dans la poussière le cadavre d’Hector attaché aux roues
de son char.
Ulysse, quant à lui, est un modèle de rouerie et de fourberie
qui se complaît dans les coups les plus bas et élimine sans
scrupule tous ceux qui peuvent se mettre en travers de sa
route.
Quels tristes modèles le poète a-t-il voulu donner aux
générations à venir !
Et doit-on admirer ces deux « héros » simplement parce
qu’ils sont beaux comme des dieux grecs ? Suffit-il de
convoquer les plastiques parfaites de Kirk Douglas ou de Brad
Pitt, tout en muscles et en testostérone, pour affirmer pour
l’éternité la supériorité du guerrier achéen ?
Eh bien, pour ma part, et c’est précisément pour cela que
j’ai souhaité rendre ce dernier hommage posthume à
Polyphème, je préfère les héros hugoliens aux modèles
homériques. Le vieil Hugo, lui, réhabilite le monstre, magnifie
le laid et connaît la valeur inestimable d’une morale sans tache.
Bien sûr, il y a l’emblématique Quasimodo prêt à mourir
pour les beaux yeux d’Esméralda ! Quasimodo chez qui la
laideur physique n’a d’égale que la beauté de son âme.
Et il y a Gilliatt, héros solitaire dont chacun se défie et
qu’on tient au mieux pour marcou et au pire pour cambion. Gilliatt
dont les exploits surhumains seront tellement mal payés en
retour.
Mais surtout, il y a Gwynplaine, défiguré par des
Comprachicos dans le but d’entretenir un lucratif commerce
d’animaux de foire. Cet homme, l’homme qui rit, qui affiche
immuablement sur son visage un rictus involontaire et dont les
traits sont tout à la fois hideux et ridicules, est pourtant habité
d’une incroyable noblesse d’âme et d’une inégalable bonté
naturelle. Mais dans l’Angleterre d’Anne Stuart, tout autant
que dans notre monde contemporain où seul le vernis
extérieur compte, personne n’a la clairvoyance de deviner ce
qui se cache en dessous.
« On ne voit bien qu’avec le cœur » devise avec sagesse le
renard de Saint-Exupéry.
C’est aussi l’idée que doit avoir Victor Hugo lorsqu’il écrit
L’homme qui rit.
Oui, on ne voit bien qu’avec le cœur et, par chance, il y
aura sur la route de Gwynplaine un don du ciel nommé Dea
qui est aveugle de naissance et ne voit donc naturellement
qu’avec le cœur.
Dea, elle seule, pressent tout ce qu’il y a de précieux et
d’admirable chez Gwynplaine, là où tant d’autres ne
perçoivent qu’un saltimbanque difforme.
« L’essentiel est invisible pour les yeux » ajoute le renard. La
divine enfant ne se laissera pas aveugler par la laideur du
monstre ; elle va à l’essentiel, cette lumière dans les ténèbres que
son cœur a su percevoir.
Bien sûr, ces êtres affreux et défigurés, ces damnés de la
terre qui ont tant de richesse intérieure, n’échapperont pas à
leur funeste sort, car chez Hugo, on ne se soustrait jamais ni à
son destin ni à sa condition et, pas plus que Quasimodo et
Gilliatt, Gwynplaine ne pourra goûter cette félicité qui lui a été
si longtemps interdite et dont il n’aura fait qu’entrevoir les
délices. Mais autant leur existence fut affreuse et diffamée,
autant leur mort sera magnifique.
On pourrait presque croire que c’est en rêvant à ces divins
défunts que Corneille écrivit ces vers :
Ne verse point de pleurs sur cette sépulture,
Passant ; ce lit funèbre est un lit précieux,
Où gît d’un corps tout pur la cendre toute pure ;
Mais le zèle du cœur vit encore en ces lieux.
Avant que de payer le droit de la nature,
Son âme, s’élevant au-delà de ses yeux,
Avait au Créateur uni la créature ;
Et marchant sur la terre elle était dans les cieux.
On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible
pour les yeux.
Homère était-il, comme on le dit souvent, aveugle de
naissance ? Il m’est permis d’en douter. Si tel avait été le cas, il
n’aurait eu d’autre choix que de chanter le monde avec son
cœur et n’aurait pas mutilé gratuitement le pauvre Polyphème.
Devinant la grandeur et la pureté du monstre, il en aurait fait
l’un des plus magnifiques héros de son Odyssée et aurait ,
comme Victor Hugo, compris que le prodige et le monstre ont les mêmes racines.
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