Quand les mouettes s’envoleront. Régine Ghirardi.

 

Tout est permis, tout est possible. Dans l’immobilité la plus totale, je fixe l’infini bleu de la mer et je vole. Je m’échappe…

Je m’appelle Simon. J’ai quarante-trois ans.

Ce que je fais est sans importance. Rien ne me ligotera plus, rien ne m’enchaînera plus. Même mon enfermement deviendra une bénédiction.

Accoudé à cette table rouge, je regarde à travers la baie vitrée. Je rêve. Je suis. Mon corps dedans, mes yeux dehors, mon cerveau neutralisé. Enfin. Nul besoin de courses effrénées  pour percevoir l’extraordinaire. Juste laisser son âme absorber l’instant, vivre le moment et écouter… Les sourds battements du cœur, le silence qui bourdonne aux oreilles, les fluides qui se propagent lentement dans le corps  comme la danse légère du cours  de l’oued. Le corps sait, le corps connaît tout cela. La contemplation de tout et partout, la simplicité, la présence aux choses, cadeau sans fin… Pourquoi ne pas dormir sur cette table et attendre le nouveau tableau…

Le lendemain, c’est le matin. Les mouettes remontent les sables. Brusquement, allez savoir pourquoi, toutes les mouettes ensemble vont vers le large, portées par le vent, lissées par lui, blanches et pures comme des colombes.

Chaque jour, j’avance lentement sur la plage, animé par un sentiment nouveau. Sur la crête, des vagues dansent et scintillent de milliers de petits diamants. La tiédeur de l’air, chargée des effluves puissantes  de  l’iode et des bigaradiers, m’enveloppe délicieusement. Aujourd’hui je vois, je sens.

À l’image de ces oiseaux tout à l’heure, je crois que je suis prêt  à lâcher prise, à larguer les amarres de ma mémoire.

Je descends vers le port, suivant du regard les palangriers engagés dans le chenal. Eux aussi bougent. Tout va et vient. Le flux et le reflux de la vie. Seul moi, était  encore immobile. Comme un con. Comment diable peut-on avoir  si peur ?

Victor et Helena étaient morts il y a six ans. Six ans sans voir, sans  même savoir ce que respirer voulait dire. Six ans  emprisonné, le jour entre haine et chagrin, la nuit entre veille et cauchemars. Si au moins j’avais été là, à côté d’eux, tout prêt d’eux. Si j’avais vu.

Si au moins j’étais mort…

Toujours les mêmes pensées en boucle, les mêmes projections de ce que je n’avais pu qu’imaginer : Le ballet incessant des essuie-glaces chassant la pluie battante. La nuit froide et noire. Les phares qui se rapprochent de la voiture d’Helena, se réfléchissent  dans le rétroviseur et l’éblouissent.  Le doute et la frayeur qui la submergent. La terreur de mon petit Victor, ses hurlements. Mon tout petit. Mon ange, à la peau soyeuse comme du velours, au regard doré et  confiant. Ton odeur sucrée d’enfant me tenaille encore les tripes, me ravage la cervelle et m’incendie le cœur.  Mon Dieu !

Puis le choc. Puis les bruits de ferraille qui  broient mes deux amours sans état d’âme… Puis le silence… vulgaire, indécent. Personne pour leur porter secours ou même simplement leur tenir la main pour le dernier voyage. Mes larmes ruissellent toujours à cette image.

Comment avait-il pu les abandonner. Fuir, comme si ce qui venait de se produire n’était qu’un détail. Qui pouvait-il être pour en arriver là ?  Comment oublier cet être immonde. Il me hantait. Il m’obsédait. Je n’étais plus que haine et que rage. Je le cherchais. Partout. Tout le temps. Je voulais qu’il crève, cet enfoiré. Je voulais le voir souffrir, le tuer de mes propres mains. Je voulais qu’il aille en enfer. Moi, j’y étais depuis six ans et je devenais fou.

Mon innocence et mon empathie avaient disparus de ma planète. Même ma morale, il me l’avait prise.

Qui était-il ? Où était-il ? Savait-il que j’existais ? Chaque matin de chaque jour, j’allais prendre un café sur la terrasse du Longchamp. Comme un rituel. Seul moment où je sortais de chez moi, d’ailleurs. J’allais le trouver. Je le coincerais.

J’avais ce sentiment  qu’il m’observait. Étais-je parano ? Pourtant, il était là. J’en étais certain. À me narguer. À se délecter de me voir dépérir un peu plus chaque jour. Tel un sniper, j’étais à l’affût du regard qui l’aurait trahi. J’observais tout. Les clients, les passants, les visages dans les voitures.  Cet état de vigilance et de persécution m’exténuait et m’ôtais toute vie et toute envie… En vain.

Aujourd’hui, au moins, il ne me voit plus.

L’appel à la prière  du muezzin déchire l’air immobile et s’élance vers le ciel. Ces voix plaintives et lancinantes, reprises par les mosquées voisines, me donnent des frissons. Les échos tournoient et se perdent dans l’immensité. Ma peau vibre, ma peau vit. Cette mélopée m’apaise et rythme mes jours. Elle ouvre en moi une petite porte inconnue. Rien à voir avec Dieu, du moins je le crois.  Elle remplit juste mon cœur et mon âme d’un sentiment d’appartenance à l’espèce humaine. Pendant ces quelques minutes, je me laisse porter par ce qui est.

Je poursuis doucement mon chemin par la rue de l’Istiqlal et me dirige vers le  souk Jdid. Au marché aux légumes, je charge mon panier d’olives violettes, de menthe, d’oranges, de persil et de coriandre. La couleur  des oranges, le goût des olives et l’odeur  des trois bouquets d’herbes m’ouvrent encore des petites fenêtres. Dire que je ne cuisinais jamais… Chaque jour, j’arpente  la médina et me perds au hasard des rues débordantes de vie et de générosité. Je panse mes écorchures malgré moi. Je ne suis rien de plus qu’un homme en  convalescence.  Mais je m’intègre à un tout et ce tout va me suffire. Je le sais. Je le sens. Le soir, sur la terrasse  bleu et blanche du Taros qui surplombe la médina et le port, je mange des poissons grillés et je regarde la mer. J’apprends la langue arabe et y travaille tard dans la nuit. Chaque mot prononcé dessine la joie sur le visage des Souiris. J’ai même appris à cuisiner le tagine. Je me noie dans la cannelle et le safran comme si ma vie en dépendait.

Demain, les mouettes s’envoleront. Elles me montreront le mouvement, encore et encore. Mes ailes sont presque sèches. Chaque jour m’apporte quelques minutes de vie vivante.

Je suis à Essaouira. Je m’appelle Simon.  J’ai tout quitté. J’ai laissé derrière moi mes tombes.

Allahou akbar et paix sur le monde.