Bonjour,
Un voyage en train, comme celui d’hier pour rejoindre le superbe mini salon du livre organisé par JDH éditions, le 17 mai à l’hôtel Square Louvois. Des souvenirs de jeunesse surgissent. Je m’empresse de vous les faire partager.
Par un doux matin d’automne, je m’éloignais donc de ma ville natale pour une ou deux semaines. J’étais heureux de rejoindre, à deux foulées des neiges éternelles, la cité de mes grands-parents. En devenant un voyageur du rail, j’affrontais les grandes plaines du Sud-ouest. Il me semblait presque que je devais remonter le cours de ce long fleuve puissant et capricieux, la Garonne, pour atteindre sa source au pied des glaciers, à l’ombre du pic d’Aneto, géants cristallins qui progressent sans cesse, tout en ruisselant de l’eau de fonte qui s’échappe de leurs gorges encaissées. Ces colosses froids emprisonnent et classent chaque année un peu d’air dans leurs entrailles glacées, comme des archivistes sans âmes rassemblent et déterminent un ordre dans des documents qui dormiront au sein de pièces obscures.
En imaginant les poches d’air prisonnières des glaces, je me représentais une multitude de bulles renfermant un peu des temps anciens, cet air que respirait mon grand-père du temps de sa jeunesse. Il n’y avait aucun doute possible, quelques sphères transparentes avaient dû capter le vent de la plaine et emprisonner des fragments de sa jeune voix. Des boules limpides renfermaient des parties de ses récits, des éclats de ses chroniques. Au fond des cavernes creuses et étroites de ces altiers géants de glace tout un morceau de mon patrimoine était donc préservé, comme tant d’autres.
De la langue gelée, en avant d’un glacier, l’eau de fonte s’écoule depuis toujours entre des cônes de sable et de galets gélifs. Ici des globules d’air s’évadent vers les eaux tumultueuses des gaves et des torrents. Voyageur attentif, écoute le ruisseau qui glisse sur son lit de sablon et de graviers, prête l’oreille au fleuve capricieux qui franchit les vallées et les plaines, tu entendras alors de faibles murmures, de légers chuchotements, d’étranges rumeurs. Ils s’échappent de ces bulles de cristal, forgées dans la glace éternelle, qui glissent discrètement sur l’onde en transportant un précieux héritage, de l’air d’antan qui s’évapore lentement. Nos aïeux nous lèguent ainsi des souffles de leurs vies.
Au sein d’un wagon désert, monde nouveau destiné à me conduire vers le sud, je me sentais libre de choisir mon emploi du temps pour la demi-journée : le sommeil, la lecture, l’écriture, la rêverie, la contemplation… Je décidais tout d’abord, le temps de m’habituer à ce trajet en solitaire, de rester l’œil perdu sur une vitre où défilaient des tranches de paysages aux couleurs aussi variées que fugitives.
Aujourd’hui quand j’opte pour le train, dédaignant la route, je préfère souvent observer mes compagnons d’un moment. Sans ami, le passager paraît bien triste perdu dans des méditations sans fins. Ses yeux inquiets s’attardent sans rien voir, évitant les regards des voisins. En groupe, il est souvent d’un naturel joyeux, riant brusquement, s’amusant sans cesse. Il s’étonne de tout haut et fort, désireux d’attirer l’attention générale.
Mon compartiment ne devait pas rester vide longtemps. Il flottait dans l’air un parfum de légèreté et de gaieté qui devait rapidement se transformer en odeur de fantaisie et de folie. Deux individus malpropres et bruyants décidèrent de s’installer ou plutôt de se vautrer sur la banquette voisine. Peu soucieux de ma présence ils décrétèrent soudain, comme si un besoin impérieux les conduisait à s’exprimer par l’intermédiaire de sons, que leurs guitares devaient accompagner leur pérégrination. Ils négligèrent évidemment de s’enquérir de mes goûts musicaux et s’appliquèrent sans tarder à écorcher les œuvres des poètes des ondes modernes. Leurs accoutrements n’engendraient guère la mélancolie. Ils portaient des vêtements difformes, empruntés de toute évidence à leurs grands frères. Leurs pulls avaient dû sortir des mains d’admiratrices aussi maladroites, avec des aiguilles à tricoter la laine, que nos gaillards l’étaient à musiquer. Le plus grand des deux arborait une écharpe, véritable bannière aux couleurs vives et aux franges sales. Le plus jeune promenait une chevelure abondante qui rappelait les faisceaux de crin que l’on peut voir fixés à des manches. De leurs bouches pendaient de curieuses cigarettes en forme de cônes qui dégageaient une odeur désagréable. Leurs rires hilares libéraient des arômes déplaisants qui dansottaient autour de moi. Ils promenaient un regard dépourvu d’expression particulière où l’intelligence ne semblait pas fréquemment trouver refuge. L’on affirme souvent que les yeux sont les miroirs de l’âme. Celles de nos candidats à la musiquette devaient être dans un triste état. Ils devaient être sous l’emprise d’hallucinogènes, du moins je l’espérais pour eux, tant leurs comportements étaient fantasques. Avec des instruments peu accordés, ils s’appliquaient à étriller consciencieusement des mélodies de légende et à remanier les derniers airs à la mode. Les doubles et quadruples croches vacillaient, rebondissant sur des blanches fatiguées. Les lignes musicales zigzaguaient en perdant quelques rondes, les soupirs devenaient de véritables plaintes. Les gémissements de la locomotive, quoiqu’habituellement omnipotents, se firent de plus en plus discrets. Ils se mariaient désormais aux efforts musicaux de mes compagnons de voyage ; poètes qui forçaient constamment la note.
_ »A faire rater une couvée de canards, » aurait dit mon grand-père, en haussant les épaules. Soudain, l’un des deux se leva, une lueur de démence dans le regard, en chantant toujours la même note.
_ »Un éléphant dans les yeux me regarde. »
Fier de sa mélopée, il bredouilla plusieurs fois la phrase tout en embrassant avec passion les cordes de sa guitare.
_ »Pauvre bête » pensais-je.
J’avais bénéficié d’un spectacle unique, envoûté par des filets de fumées mystérieuses identiques à celles qui flottent sur les terres d’Orient et accompagné par la douce violence de notes affolées, ricochant sur les battements métalliques des kilomètres. J’avais échappé à une randonnée classique, voire monotone, alors que je m’attendais à vivre une expédition palpitante.