Alphonse Allais, ou quand l’absurde devient un art de vivre.  

« A quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon nous n’en sortirons pas vivants ? » Alphonse Allais.

 Voici un court extrait de la préface d’un nouvel Atemporel, L’affaire Blaireau, d’Alphonse Allais, publié prochainement.

Alphonse Allais, ou quand l’absurde devient un art de vivre.

 L’Affaire Blaireau est publié en 1899, sur la base d’un Vaudeville co-écrit avec Alfred Capus, et joué à Paris en 1896 au théâtre des Nouveautés. Elle sera également publiée sous forme de feuilleton dans La revue blanche, sous le titre de L’Affaire Baliveau. Les personnages de cette fresque rurale séduisent immédiatement le public, tant ils sont réalistes et tant les rôles sont judicieusement distribués, par Allais. Volontairement espiègle et frondeur, il ne se prive pas de chahuter gentiment les mœurs établies et l’autorité, en donnant, entre bien d’autres, cette réplique au président du tribunal, juge en bois brut une fois assis sur son fauteuil, qui condamne Blaireau à la prison : « Ce n’est pas à moi, mon cher Blaireau, qu’il faut venir raconter ces sornettes ! À moi, qui plus de vingt fois vous ai acheté du gibier en temps prohibé. »

Encore une démonstration  Allaisienne par l’absurde.

Blaireau est un personnage qui va contre la loi et qui préfère la débrouille au schéma classique d’une vie ouvrière ou commerçante. Il emploie son temps comme il l’entend, se laissant à peine contrarier par les saisons. Il déambule heureux dans la nature en compagnie de son chien, cueille, ramasse, chasse et pêche pour ses besoins. C’est un homme libre. Peut-être le dernier de son village. Peut-être le dernier d’une époque.

Son ennemi, le garde champêtre Parju, est au final croqué sous les traits d’un brave type, un peu bête qui se laisse manipuler à la fois par son supérieur et par son propre uniforme. Et qui n’a rien d’autre dans sa vie que de courir après Blaireau.

Blaireau sait se servir du système, et son état de fraude permanent est protégé par le fait qu’il nourrit les puissants de mets qu’ils ont eux-mêmes interdits au fil des saisons. Il les fournit en produits dont ils ont réglementé la consommation par des lois qu’ils cautionnent, ne serait-ce que par leurs statuts de bourgeois et d’hommes civilisés.

Blaireau répond aux besoins du ventre et aux besoins du cœur de ses contemporains. En cela, avec le talent qu’il déploie pour le faire, avec sa ruse et sa gentillesse, il devient un délinquant sympathique. Un vagabond poétique. Un ami.

Beaucoup d’humoristes, de Pierre Dac à Pierre Desproges, en passant par Michel Colucci, citent Alphonse Allais et ses pensées. Pensées empruntes d’une philosophie drolatique et réaliste, désabusée et amusée, et en cela, répondant à un certain courant intellectuel de son époque, comme Alain l’illustre avec ses propos sur le bonheur.

Alphonse Allais, comme beaucoup d’écrivains, a un parcours atypique. Étudiant en pharmacie, puisque fils de pharmacien, il déserte pourtant la faculté au grand dam de sa famille, pour fréquenter les terrasses du jardin du Luxembourg, et de fil en aiguille, s’inscrit dans plusieurs groupes de fantaisistes de l’époque, comme « les Fumistes, « les hydropathes » ou « les Hirsutes».

Attiré par les lettres et l’humour, il décide alors de s’essayer au métier de journaliste, et publie des chroniques loufoques dans diverses revues parisiennes. Notamment le Chat noir, dont il deviendra le rédacteur en chef en 1886, comme dans d’autres revues et journaux de l’époque. La dernière chronique d’Alphonse Allais, La Faillite des centenaires, paraîtra le 20 octobre 1905.

Puis des chroniques à succès d’audiences, il passera avec talent à ses fameux contes. Et d’ailleurs, il restera pour beaucoup d’observateurs, le conteur en titre de la littérature du XIXe et du XXe siècle.

C’est lors de cette riche période de création, qu’il sort ses premiers recueils : À se tordre, en 1891 et Vive la vie! en 1892. À la belle époque, il devient très populaire grâce à son écriture légère et à son humour décalé, comme par ses calembours et ses fameux vers « holorimes ». Allais s’inscrit dans l’air du temps, républicain, laïque et irrévérencieux. Il plait à l’homme de la rue comme à l’érudit.

Pour les non pratiquants, voici d’ailleurs la définition du vers « holorime » : ce sont des vers entièrement homophones. C’est-à-dire que la  rime est constituée par la totalité du vers, et non pas seulement par une ou plusieurs syllabes identiques à la fin des vers comme dans la rime « classique ». Ce qui permet de larges conversations délirantes sur le principe du tac au tac, et d’écrire de fines pages de poésie, parfois liées à l’écriture automatique ou à l’écoute d’un discours. Tout cela fera école dans les arts et le spectacle, notamment dans le théâtre d’improvisation et dans la poésie elle-même.

Voici un exemple de vers Holorime écrit par Alphonse Allais :

« Par les bois du Djinn, où s’entasse de l’effroi, Parle et bois du gin !… ou cent tasses de lait froid. »

Un écrit par Victor Hugo :

« Et ma blême araignée, ogre illogique et las Aimable, aime à régner, au gris logis qu’elle a. »

Et un petit dernier écrit par Prévert pour le plaisir : « Dans ces bois automnaux, graves et romantiques, Danse et bois aux tonneaux, graves et rhums antiques. »

Explorateur curieux du monde et de son époque, ce journaliste auteur, au retour d’un voyage à New York, en 1894, signera plusieurs chroniques sur le Nouveau Monde. Il écrira parmi tant d’autres, cette phrase assez célèbre :  « Les courses en voiture à New York sont hors de prix. En allant à pied pendant une semaine on peut parfaitement économiser de quoi racheter l’Alsace et la Lorraine». Phrase acerbe et visionnaire.

Lors de ce voyage, il bifurquera par le Canada où il stationnera quelque temps et écrira plusieurs nouveaux contes qui auront le pays pour cadre.

Ne nous frappons pas est publié en 1900 et le fameux «Captain Cap », roi de l’absurde à la Allais, paraît en 1902, tandis que sa carrière de journaliste humoriste est à son apogée et qu’il titre sur plusieurs journaux comme il dirige plusieurs rédactions. Mais derrière l’écriture légère et décalée, derrière le style narquois de ses billets d’humeur, se cache une aversion de plus en plus profonde pour les castes militaires, politiques et religieuses. Combat qui aurait certainement pris de plus en place dans son œuvre, surtout avec le premier conflit mondial, s’il l’avait vécu.

Alphonse Allais est aussi l’auteur de travaux scientifiques axés sur la recherche couleur en photographie, de travaux et d’études très poussées sur la synthèse du caoutchouc, et plus surprenant, sur le café soluble lyophilisé dont il a déposé le brevet en mars 1881. (Bien avant donc, que  Nestlé le reprenne en 1935 et lance le Nescafé.)

Alphonse Allais est aussi l’auteur des premières peintures monochromes connues et s’inscrit dans ce qui deviendra le courant minimaliste en art. Inspiré par le tableau entièrement noir de l’auteur Paul Bilhaud, au titre aujourd’hui irrévérencieux de « Combat de nègres dans un tunnel » et présenté en 1882 au salon des Arts incohérents, il présente ses monochromes à son tour. Parmi ces monochromes, certains seront remarqués, tant par le titre que par le contenu comme « Récolte de la tomate par des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge» de 1884, ou encore « Première communion de jeunes filles chlorotiques par temps de neige »  en 1883.

Nées très certainement d’un délire potache plus que de recherches, d’études ou de convictions profondes sur l’art abstrait, notons cependant que ces œuvres précèdent d’une génération la fameuse et décisive exposition 0.10 de décembre 1915 à Saint-Pétersbourg.

Exposition phare ou Tatline, Kamensky, Altman et notamment Malevitch (qui y exposera son fameux Carré blanc sur fond blanc et ses travaux sur la « non couleur »), proposeront d’amener l’abstraction à sa fin pour que la peinture en tant que telle, c’est-à-dire en tant que matière, en tant que réaction au figuratif tué par l’apparition de la photographie à cette époque précise de l’histoire de l’art, existe enfin.

Il est aussi, mais sans jamais se prendre au sérieux, l’auteur de la première composition musicale minimaliste reconnue : sa Marche funèbre composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, est une page vierge, parce que « les grandes douleurs sont muettes». Mais tout comme pour la peinture, ces essais pudiquement dissimulés par l’humour sont pourtant les bases de grands mouvements et de révolutions artistiques dans divers domaines.

Alphonse Allais décédera en 1905,  a l’âge de 51 ans, frappé d’une embolie pulmonaire, à l’hôtel Britannia, à Paris. En 1944, une bombe anglaise pulvérise sa tombe au cimetière de Saint-Ouen. Ses cendres symboliques seront transférées à Montmartre en 2005. Mais, ce pour quoi l’auteur traverse le temps, influence toujours les humoristes, dessinateurs, réalisateurs et écrivains comme acteurs, c’est que ses pensées de l’absurde, sa philosophie ironique, sont reprises, republiées, mises en recueils, et traversent le temps sans les titres de transport nécessaire au voyage, car l’absurde et l’ironie n’ont pas fini d’exister en ce bas monde. En cela, comme dirait Allais lui-même : « C’est l’humanité qui a perdu l’homme. Dire que cet idiot-là aurait pu être le plus heureux des animaux, s’il avait su se tenir tranquille. Mais non… il a inventé la civilisation. »

 Yoann Laurent-Rouault.